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SPIRIDION.

nius à enrôler sa communauté sous les insignes de saint François, les statuts particuliers qu’en sa qualité d’abbé il avait eu le droit d’établir avaient fait de nous, dans le principe, de véritables bénédictins. Réputés mendians, seulement pour la forme, et soumis à des règlemens sages et modérés, voués à l’étude, et surtout dégagés de l’esprit remuant et fanatique des franciscains ordinaires, les premiers compagnons de la savante retraite de Spiridion durent lui faire rêver les beaux jours du cloître et les grands travaux accomplis sous ces voûtes antiques, sanctuaire de l’érudition et de la persévérance. Mais Spiridion, contemporain des derniers hommes remarquables que le cloître ait produits, mourut pourtant dégoûté de son œuvre, à ce qu’on assure, et désillusionné sur l’avenir de la vie monastique. Quant à moi, qui puis sans orgueil, puisqu’il s’agit de pénibles travaux entrepris et non de glorieuses œuvres accomplies, dire que j’ai été le dernier des bénédictins en ce siècle, je voyais bien que même mon rôle de paisible érudit n’était plus tenable. Pour des études calmes, il faut un esprit calme ; et comment le mien eût-il pu l’être au sein de la tourmente qui grondait sur l’humanité ? Je voyais les sociétés prêtes à se dissoudre ; les trônes trembler comme des roseaux que la vague va couvrir ; les peuples se réveiller d’un long sommeil et menacer tout ce qui les avait enchaînés ; le bon et le mauvais confondus dans la même lassitude du joug, dans la même haine du passé. Je voyais le rideau du temple se fendre du haut en bas comme à l’heure de la résurrection du crucifié dont ces peuples étaient l’image, et les turpitudes du sanctuaire allaient être mises à nu devant l’œil de la vengeance. Comment mon ame eût-elle pu être indifférente aux approches de ce vaste déchirement qui allait s’opérer ? Comment mon oreille eût-elle pu être sourde au rugissement de la grande mer qui montait, impatiente de briser ses digues et de submerger les empires ? À la veille des catastrophes dont nous sentirons bientôt l’effet, les derniers moines peuvent bien achever à la hâte de vider leurs cuves, et, gorgés de vin et de nourriture, s’étendre sur leur couche souillée, pour y attendre, sans souci, la mort au milieu des fumées de l’ivresse. Mais je ne suis pas de ceux-là ; je m’inquiète de savoir comment et pourquoi j’ai vécu, pourquoi et comment je dois mourir.

Ayant mûrement examiné quel usage je pourrais faire de la liberté que je m’arrogeais, je ne vis hors des travaux de l’esprit rien qui me convînt en ce monde. Aux premiers temps de mon détachement du catholicisme, j’avais été travaillé sans doute par de vastes