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se ploie avec la souplesse de reins d’une jeune espiègle de seize ans, et se redresse tout à coup avec l’allure fringante d’un lieutenant de hussards ; c’est ainsi que devaient danser les Amazones sur les rivages embaumés de la Colchide. Quoi qu’on dise, tout ce qui porte en soi un caractère de nationalité exerce sur l’esprit une irrésistible influence : je parle ici de la danse comme de la musique, comme de la poésie. C’est quelque chose qui n’a rien à démêler avec l’art, quelque chose de mélancolique et de mystérieux qui vous ravit par-delà les fleuves et les montagnes, et fait qu’on se sent tout à coup dans l’ame le désir de connaître un pays, ou le regret de l’avoir quitté. — La musique de cet acte est tout entière de Weber, qui, par une modestie qu’on ne peut expliquer, persiste à se dérober à l’admiration de la foule sous le pseudonyme d’Ambroise Thomas. L’illustre auteur de Freyschütz et d’Oberon a pourtant eu parmi nous d’assez glorieux succès pour ne pas devoir craindre de s’abandonner franchement au public, d’autant plus que la partition dont nous parlons ne saurait compromettre sa renommée le moins du monde, composée, comme elle est, de sublimes fragmens consacrés depuis long-temps par l’admiration publique et choisis avec goût dans son œuvre. Les idées s’y succèdent avec une rapidité miraculeuse, jamais on n’avait vu pareilles richesses : Freyschütz, Oberon, Preciosa, tout cela tient dans un acte. Aux phrases si profondément originales de Preciosa, cette musique toute empreinte de la poésie des brigands de Schiller, l’auteur a mêlé avec un art exquis les plus délicieux motifs hongrois qu’on joue à Vienne, et qui sont d’un effet ravissant. En somme, c’est là un succès fait pour accroître encore parmi nous la gloire de Weber. C’est pourquoi nous désirons vivement qu’il prenne sa place sur l’affiche et n’usurpe pas plus long-temps le nom d’Ambroise Thomas, qui appartient à un jeune compositeur de mérite et d’avenir, dont on chante les partitions à l’Opéra-Comique.

On répète toujours activement la partition nouvelle de M. Auber, et les amis de l’administration disent déjà merveilles de cette musique toute paisible, toute sereine, tout aimable et mélodieuse, et qui doit dissiper les vapeurs malsaines qu’ont laissées dans l’atmosphère de l’Opéra les psalmodies lugubres de Guido et les ophicléïdes de Cellini. Si l’on en croit les bruits qui courent, toutes les parties du chant auraient été sacrifiées au rôle de Mlle Nau, qui représente la sœur des fées. On a peine à s’expliquer quelles raisons ont pu décider M. Auber à commettre les destinées de son œuvre dans cette voix pure et flexible à la vérité, mais si fluette qu’elle se laisse à peine entendre. Sans doute, cette fois encore, M. Auber aura obéi à cet ascendant irrésistible qui lui fait chercher le talent de Mme Damoreau jusque dans ses plus pâles reflets. Quoi qu’il en soit, Mme Dorus a rendu son rôle, et la partie de cette charmante cantatrice sera nécessairement abandonnée à quelque talent secondaire qui n’aura point sans doute les mêmes raisons pour ne pas vouloir reconnaître la royauté de mademoiselle Nau. Ensuite viendront les débuts de Mlle Nathan, l’élève affectionnée de Duprez. Il est temps que l’Opéra trouve enfin une prima donna capable de tenir tête aux grands