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de ballet. À coup sûr, on n’en peut dire autant d’Hécube ou d’Andromaque. La tragédie trouve ses sujets dans le cœur humain ; le ballet a les champs du merveilleux et de l’excentrique pour domaine : l’air lui donne ses sylphides ; le Danube, ses filles ; la terre, ses bohémiennes et ses courtisanes. Mais de la passion, il ne prend que le côté réel, qui va au sens, le côté plastique, de sorte qu’en un véritable ballet, du commencement à la fin, tout est clair, jusqu’au moindre détail, et se laisse si facilement saisir, qu’on oublie de regretter la voix absente. Trouvez un langage plus éloquent que la pantomime vaporeuse de Taglioni dans la Sylphide ? Quel récit vaudrait la Cachucha ? Le ballet nouveau a du moins le mérite d’être un sujet bien trouvé pour la danse : cette action nette, rapide, dramatique, se lie et se dénoue sans la moindre obscurité ; tout s’y enchaîne à souhait pour le plaisir des sens, et c’est la danse seule qui fait tous les frais de la soirée. Il y a surtout, au second acte de la Gypsy, une scène charmante, et que je veux louer tout à mon aise. Le peuple des Bohêmes, irrité contre sa souveraine qui l’empêche d’arrêter les passans au coin de tous les carrefours, se révolte et refuse, par un beau jour de fête, d’aller gambader sur la place. En vain la reine d’Égypte commande, en vain elle supplie, la race des bandits, conduite par un mauvais drôle à face patibulaire, reste les bras croisés et persiste dans sa rébellion, lorsque tout à coup survient la Gypsy, qui, au lieu de s’emporter ou de tomber à leurs genoux, danse tout simplement devant eux, et, les fascinant sans qu’ils s’en doutent, les entraîne sur ses pas. Cette femme, qui met en danse toute une tribu de bandits mutinés, est une imagination heureuse qui, au théâtre, ne pouvait manquer de réussir. Du reste, Fanny Elssler conduit cette scène avec un art infini, une expression irrésistible de grace, de coquetterie et de volupté. Il faut voir comme elle va de l’un à l’autre, comme elle s’anime par degré jusqu’au délire des sens : elle danse d’abord avec insouciance, puis avec chaleur, puis avec enthousiasme et frénésie. Alors ses regards s’enflamment, son sein palpite, ses bras épuisés battent ses hanches ; c’est la véritable fille de Bohême, la Zingara lascive qui cherche, dans ses jeux effrénés, l’oubli de la misère ignoble qui l’oppresse et la révélation des brillantes voluptés qu’elle rêve. Le pas des deux sœurs sur la place du marché abonde en combinaisons ingénieuses, en poses pleines d’harmonie et d’abandon. Fanny rase le sol, comme toujours, sans s’élever aux sphères vaporeuses de Taglioni ; et Thérèse, la grande Thérèse, mesure l’espace avec des allures gigantesques, qui ne conviennent guère au nom merveilleux qu’elle porte dans ce ballet. Qui donc, en effet, a pu imaginer de donner à Thérèse Elssler le petit nom de Mab ? Voilà, certes, une étrange rencontre, et je ne vois pas quels rapports peuvent exister entre cette personne hardie, impérieuse, au col tendu, aux grands airs de Judith, avec la fée invisible des rêves de Mercutio. Tout à coup Fanny reparaît vêtue à la hongroise, sa taille serrée dans un étroit corset de velours épinglé, ses pieds dans des bottines rouges à éperons d’or, qui battent la mesure avec un tintement métallique, et la mazurka va son train. Il y a vraiment un charme inoui dans cette danse variée et changeante, qui