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CRITIQUE HISTORIQUE.

nombre des rhéteurs. Pourquoi se trouve-t-il, en effet, en pareille société, si ce n’est parce qu’il avait enseigné la rhétorique sans toucher à la grammaire. Cependant M. de Cassagnac voyant que, sur cinq rhéteurs, quatre étaient gens de bonne maison, en a hardiment conclu qu’il n’y avait presque pas d’exemple, surtout en Italie, de rhéteurs esclaves ou affranchis. Et voilà comment on fait les systèmes !

Si M. Granier de Cassagnac a été malheureux en essayant d’ôter la rhétorique aux affranchis, il n’a pas été plus heureux quand il a voulu leur interdire l’histoire. « L’histoire, dit-il, n’a jamais été non plus écrite par des esclaves… Suétone mentionne pourtant un Lucius Otacilius Pilitus, qui avait été esclave-portier. » Schœll avait déjà dit « Lucius Otacilius Pilitus est cité comme le premier affranchi qui ait osé écrire un ouvrage historique. » Schœll, ou l’auteur qu’il a copié, car son livre n’est en général qu’une compilation, n’a pas entendu le passage de Suétone, et nous doutons fort que M. Granier de Cassagnac ait même pris la peine de le lire ; c’est du moins la supposition la plus favorable que nous puissions nous permettre. Voici, en effet, comment Suétone s’exprime sur Lucius Octacilius Pilitus : « Il exposa en un grand nombre de livres les actions de Pompée Strabon, ainsi que celles de Cnæus Pompée, son fils. C’est le premier de tous les affranchis qui, selon l’opinion de Cornélius Népos, ait commencé à écrire l’histoire, traitée jusque-là par des hommes de la naissance la plus relevée. » Or, peut-on conclure de ces paroles que Cornélius Népos eût taxé de hardiesse téméraire l’entreprise d’Octacilius Pilitus ? Nullement. Schœll paraît avoir lu ausus au lieu de orsus, osé au lieu de commencé ; la différence est grande. A-t-on plus de raison de croire que Cornélius Népos eût donné comme une exception l’exemple de l’affranchi ? Pas davantage. Le mot orsus, au contraire, enferme nécessairement l’idée de continuation, et il n’aurait aucun sens, si plusieurs autres affranchis n’eussent, par la suite, imité Lucius Octacilius Pilitus. Seraient-ce les paroles que Suétone ajoute, qui auraient induit en erreur ? Mais on ne peut en inférer qu’une chose ; que Lucius Octacilius ouvrit la liste des affranchis historiens. Or, il y a un commencement à tout. Quels étaient d’ailleurs les historiens qui avaient précédé ? Depuis la fondation de Rome jusqu’à P. Mucius Scévola, les souverains pontifes mettent par écrit les évènemens de chaque année, et ces recueils forment ce qu’on appela plus tard les grandes annales[1]. Point d’histoire encore. Les annalistes qui viennent ensuite, écrivent avec la même sécheresse, et, pour en trouver un qui s’élève tant soit peu, paululum se erexit[2], il faut arriver jusqu’à Cœlius Antipater, séparé de Lucius Octacilius par une trentaine d’années. Ce n’est donc qu’improprement que Cornélius Népos s’est servi du mot histoire ; et si l’on conservait quelque doute à cet égard, nous n’aurions qu’à invoquer le témoignage de Cornélius Népos lui-même. Dans un fragment

  1. Cic., De orat., II, 42.
  2. id., ibid.