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reposait donc sur la nature même des deux arts, qui, quoique intimement liés l’un avec l’autre, se proposent cependant un but différent. Mais cette distinction entre les deux arts en établissait-elle rigoureusement une autre entre les personnes qui les enseignaient ? Le bon sens ici nous répond que lorsque la grammaire, d’abord faible à sa source, se fut grossie de la connaissance de l’histoire et de la poésie, et que de son côté la rhétorique, réduite en commençant à de courtes narrations et à de petits essais du genre démonstratif, se fut complétée dans toutes ses parties, le grammairien dut rester ordinairement dans ses attributions, et ne pas empiéter sur celles du rhéteur, par la raison qu’un seul homme était devenu trop faible pour supporter le fardeau de la double profession. Mais le bon sens nous dit aussi que les deux arts, dans leur enfance, durent être réunis, et qu’à l’époque même où ils eurent atteint leur perfection, le passage de l’un à l’autre ne dut pas s’opérer brusquement, mais plutôt par une transition qui les liât sans effort, en leur empruntant quelque chose à tous les deux. Le bon sens nous dit encore que, lorsqu’il se rencontra de ces esprits faciles qui savent se plier avec une égale flexibilité à des choses diverses, ou de ces charlatans effrontés, comme il en pullule de nos jours, qui ne craignent ni d’afficher un faux savoir, ni de prodiguer des promesses mensongères, les limites durent être franchies et les attributions confondues. Enfin, le bon sens nous dit que lorsqu’un grammairien se sentit assez fort pour s’élever jusqu’à la chaire du rhéteur, il dut renoncer à ses obscures et pénibles fonctions pour embrasser une profession qui conduisait parfois aux plus grands honneurs, souvent à la fortune, et toujours à la considération. M. Granier de Cassagnac nous tient un tout autre langage. « La rhétorique, nous dit-il, touchait immédiatement à la politique par les harangues sénatoriales ou tribunitiennes, et à la jurisprudence par les plaidoiries du prétoire ; or, jamais, en aucun pays du monde, les esclaves n’ont mis la main ni à l’étude de la politique, ni à l’étude du droit… Il n’y a donc presque pas d’exemples parmi les anciens, surtout en Italie, de rhéteurs esclaves ou affranchis. » Entre les modestes hypothèses du bon sens et l’affirmation doctorale de M. Granier de Cassagnac, il ne reste qu’à laisser prononcer les faits. J’ouvre Suétone et je lis : « Les anciens grammairiens (ces mêmes grammairiens qui, aux yeux de M. Granier de Cassagnac, étaient tous des esclaves !) enseignaient aussi la rhétorique, et l’on cite les commentaires de plusieurs d’entre eux sur ces deux arts. C’est par suite, je pense, de cette union primitive, que plus tard, quoique les deux professions fussent déjà séparées, les grammairiens conservèrent encore ou introduisirent eux-mêmes certains exercices préparatoires à l’éloquence, tels que les problèmes (questions oratoires à résoudre), les périphrases, les éthologies (descriptions d’une vertu ou d’un vice), pour que les enfans ne fussent pas remis aux mains du professeur de rhétorique sans avoir reçu au moins une teinture de cet art. » Les grammairiens ne s’en tinrent pas là. « Je me rappelle même, continue Suétone, que, dans ma première jeunesse, un nommé Princeps avait coutume de se livrer un jour à des exercices oratoires, et un autre jour