Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 17.djvu/495

Cette page a été validée par deux contributeurs.
491
CRITIQUE HISTORIQUE.

propose un décret contraire aux lois existantes[1], parce qu’ils trouvent horrible que celui qui peut exercer la violence, et qui doit l’avantage à la force, fasse de l’opprimé son esclave et son sujet. »

À l’autorité d’Aristote nous pourrions en ajouter encore beaucoup d’autres ; nous nous contenterons de transcrire une note érudite de M. Barthélemy Saint Hilaire, qui, dans sa traduction de la Politique, a développé les conséquences des passages que nous venons de citer, et les a fortifiées de quelques preuves. « Il y avait donc, dit-il, des protestations contre l’esclavage, du temps même d’Aristote. Phérécrate, poète comique, contemporain de Périclès, regrette, dans un vers, le temps où il n’y avait pas d’esclaves (Ap. Athen., VI, p. 263). Timée de Tauromenium, contemporain d’Aristote, assure que chez les Locriens et les Phocéens l’esclavage, long-temps défendu par la loi, n’avait été autorisé que depuis peu (Ibid.). Théopompe, historien, autre contemporain d’Aristote, rapporte que les Chiotes introduisirent les premiers parmi les Grecs l’usage d’acheter des esclaves, et que l’oracle de Delphes, instruit de ce forfait, déclara que les Chiotes s’étaient attiré la colère des dieux (Ibid.) ; ici ce serait une espèce de protestation divine contre l’esclavage. Il résulte de tout ceci que le principe de l’esclavage, au IVe siècle avant Jésus-Christ, n’était pas admis sans contestation ; c’est qu’en effet la liberté est plus vieille que lui. »

Cependant, après avoir établi que les émancipations s’opérèrent partiellement et une à une, que fait M. Granier de Cassagnac des esclaves émancipés ? « La famille noble, nous dit-il, les tenait hors de son foyer, la société civile hors de ses prérogatives… Aussi les prolétaires, chassés de la famille et de la cité noble, devaient-ils être instinctivement, providentiellement, conduits à quelque société nouvelle où ils pussent reposer leurs têtes. Dieu leur donna cette société… une société timide, soumise, dégradée comme eux, maudite comme eux, la commune[2]. »

Nous voilà donc, par la tournure même de cette affirmation, placés dans l’alternative ou de commettre une sorte d’impiété, si nous ne croyons pas à l’existence de la commune chez les anciens, ou de renier notre ancienne foi historique, si nous embrassons la foi nouvelle qu’on veut nous imposer. Mais que le lecteur se rassure ; le dogmatisme de M. Granier de Cassagnac ne s’appuie pas ici sur des argumens plus solides que ceux que nous avons examinés. Il nous sera aisé de le montrer. Le mot de commune comprend nécessairement une agrégation d’individus plus ou moins nombreuse. Or, si les éman-

  1. Il y a ici une légère tache dans la même traduction. M. Barthélemy Saint-Hilaire n’a pas fait sentir l’allusion que renferme le passage d’Aristote ; il traduit : « Comme on accuse un orateur politique d’illégalité. » Ce n’est pas là le sens : γράφονται παρανόμων est une formule du droit attique qui signifie l’accusation encourue par tout orateur qui proposait un décret contraire aux lois existantes. Les légistes dont Aristote rapporte l’opinion, voulaient faire entendre qu’il y a des lois écrites dans le cœur de l’homme, lois toujours subsistantes, et que le droit barbare de la force outrage.
  2. Chap. V, pag. 119.