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CRITIQUE HISTORIQUE.

était déjà profondément déchu, quand les plus anciennes institutions virent le jour. »

Et que conclut M. Granier de ce double caractère ? « Que d’après toutes les apparences traditionnelles et toutes les réalités historiques, l’esclavage se présente universellement, dans les temps primitifs de toutes les nations, comme un fait spontané, naïf, autochthone. »

Ainsi, réduit à ses termes les plus simples, le raisonnement de M. Granier de Cassagnac revient à dire que, puisque l’esclavage, en paraissant pour la première fois dans l’histoire, se montre déjà décrépit et usé, l’esclavage remonte à l’origine même de la société, et n’est par conséquent pas d’institution humaine. Mais à quelle époque commencent donc et le monde et l’histoire pour M. Granier de Cassagnac ? L’on dirait, en vérité, qu’il ignore combien l’un est vieux et l’autre jeune ; cependant la géologie pouvait lui donner des renseignemens assez exacts sur l’âge du monde, et la chronologie sur celui de l’histoire. À défaut même des enseignemens positifs de ces deux sciences, M. Granier aurait pu remarquer une chose, c’est que les monumens historiques les plus anciens qui nous restent, sont aussi des chefs-d’œuvre littéraires. Or, que d’essais infructueux, que de tentatives inutiles ont dû précéder des productions si accomplies ! Quelle civilisation élégante et polie n’annonce point tant de perfection dans l’art le plus difficile ! Et, lorsqu’on sait combien l’esprit humain est lent à s’avancer, que de milliers d’années ne doit-on pas croire que ces progrès ont demandées ! Le monde est donc assez vieux pour avoir vu d’autres institutions que les institutions des premiers monumens de l’histoire ; et c’est sans aucune raison, ou plutôt contre toute vraisemblance, que M. Granier de Cassagnac suppose que, pendant la longue période qui a précédé le Pentateuque et l’Iliade, l’esclavage n’a pu être établi de main d’homme.

Mais laissons à M. Granier la faculté de reculer à son gré le commencement de l’esclavage ; le placera-t-il à une époque où il soit loisible de dire, non pas, que l’esclavage est un fait naïf ; car le mot est ridicule ainsi appliqué, et on doit le laisser à Diderot, qui avait de quoi se le faire pardonner ; ni qu’il est un fait autochthone ; car la fable, dans ses conceptions même les plus extravagantes, n’imagina jamais des faits ou des actions issus de la terre ; mais qu’il est un fait spontané ? On a étrangement abusé du mot spontané. Tout ce qu’on ne peut ou qu’on ne veut pas expliquer est mis sur le compte de la spontanéité, et dès-lors on ne se croit plus responsable. Mais quand la science emploie ce mot pour désigner un fait dont elle ignore la cause, elle s’est du moins préalablement assurée, d’une part que le fait existe, d’une autre part qu’il n’est pas encore explicable. Je conçois aussi qu’on mette en avant un principe hypothétique autour duquel se rallie un ensemble de faits dont il est la clé ; mais, dans ce cas, il est nécessaire que toutes les conséquences qu’on tire du principe, y rentrent avec une rigoureuse précision. Ces règles posées, l’esclavage peut-il être traité comme un fait spontané ou comme une hypothèse systématique ? Non, car l’esclavage est un de ces faits dont la philo-