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écrire l’histoire, et qu’aucune d’elles n’existe encore, il y a dans l’histoire des blancs nombreux et des vides vraiment effrayans. Disons mieux : à ce compte, nous n’avons pas encore d’histoire, et le ciel fît-il naître, à l’heure qu’il est, un génie merveilleux, nous n’en serions guère plus avancés. Telles sont aussi les conclusions de M. Granier de Cassagnac : « L’histoire générale, dit-il, l’histoire qui a une signification, l’histoire enfin n’est donc pas encore faite ; bien plus, elle n’est pas encore possible. » Mais en nous forçant ainsi à sacrifier le passé tout entier, nous laisse-t-on au moins quelque espérance dans l’avenir ? Oui, l’humanité pourra posséder un jour son histoire ; mais ni la génération actuelle, ni la génération qui la suivra, ne seront, sans doute, appelées à voir debout ce gigantesque monument. Écoutons M. Granier : « Que faut-il donc faire dans cette situation des études ? À mon avis, la position est dure, mais elle est simple. Il faut en prendre son parti… ; il faut renoncer à l’histoire générale, qui est impossible, et aborder résolument les monographies, les dissertations, les traités spéciaux ; il faut être érudit… Quand on aura ainsi résolu l’une après l’autre, toutes les difficultés spéciales que renferme la tradition, il ne faudra pas s’inquiéter pour savoir qui écrira l’histoire générale ; elle sera écrite. »

C’était peu d’avoir sondé le mal et indiqué le remède ; M. de Cassagnac voulut encore donner l’exemple et jeter lui-même les fondemens de l’édifice historique dont la postérité poserait un jour le couronnement. Il se mit donc à la recherche d’un sujet de monographie. Mais, au départ, un doute l’arrêta Il se demanda « si toutes les monographies étaient indépendantes l’une de l’autre… ou bien si elles étaient liées entre elles… de telle façon qu’il fallût nécessairement entamer d’abord celle qui est la clé des autres, sous peine de se jeter dans des travaux non-seulement longs, mais encore inutiles[1]. » Un pareil doute était capable de décourager la vocation la plus intrépide, car la question que l’auteur s’était posée ne pouvait se résoudre que par l’expérience, et l’expérience entraînait une multitude d’essais aussi longs que pénibles. Rien cependant ne put le rebuter ; il s’arma d’une héroïque résolution et fit des essais. Il essaya d’abord l’histoire du droit ; ensuite il essaya l’histoire de la famille. « Je fis, nous dit-il, le même essai sur la plupart des spécialités historiques qui avaient quelque élévation et quelque étendue, et je fus sans cesse conduit à ce résultat, que le fait le plus primitif de l’histoire, celui qui est le plus près de sa racine… c’était le fait des races nobles et des races esclaves. » Un résultat si concluant, une fois obtenu, il ne restait donc plus de doute sur le choix ; la monographie primordiale était décidément trouvée, et M. Granier pouvait, en toute assurance, mettre la main à l’œuvre. Aussi le grand fait des races nobles et des races esclaves devint-il pour lui « l’objet d’une étude constante et suivie. Je cherchai, poursuit-il, son origine, son développement et, en quelque sorte, son caractère, et je demeurai entièrement convaincu qu’il était comme une

  1. Préface, pag. 25.