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LA TERREUR EN BRETAGNE.

Je lui expliquai rapidement ce qui m’avait amené à Nantes ; mais il ne m’écoutait pas, et buvait à petites gorgées en regardant le fond de son verre.

— Les circonstances sont difficiles, Cincinnatus, continua-t-il avec la gravité d’un homme ivre. Les vrais patriotes comme nous sont soumis à de cruelles fatigues : on a beau travailler jour et nuit, il y a tant de brigands dans les prisons, qu’on ne peut leur faire justice… Le temps manque.

— Je crois bien, dit un petit homme à barbe rousse qui buvait devant nous d’un air morose ; le temps de les déshabiller, le temps de les fusiller, le temps de les assommer !… C’est trop de temps !…

Pinard se pencha vers moi.

— C’est Ducou, me murmura-t-il à l’oreille en désignant le buveur avec une complaisance caressante.

— Si ce n’était encore que le temps, reprit un autre, on tâcherait de travailler vite ; mais ce président de malheur, Tronjolly, ne veut-il pas écouter ceux qu’il juge ? comme s’il fallait des preuves pour faire passer des aristocrates au rasoir national !… On leur fait mettre la tête à la fenêtre sur l’étiquette du sac.

— Celui-là est Goullin, me dit Pinard à demi-voix ; c’est le meilleur de nous tous.

— Sais-tu si on envoie encore ce soir des brigands au château d’Aux ? demanda Ducou.

— Au château d’Aux[1] ! répétai-je… Mais j’en viens, et je n’y ai point vu de prisonniers.

Un éclat de rire général s’éleva.

— Fameux ! s’écria Pinard ; il n’a pas compris le calembour !… Le château d’Aux, nigaud, c’est la Loire.

Je fis un geste d’horreur, qu’il prit pour un mouvement d’impatience.

— Allons, dit-il avec bonté, ne te fâche pas, Cincinnatus ; c’est une farce qu’on dit aux prisonniers quand on les fait sortir pour les passer à la baignoire nationale. Faut-il pas s’amuser ? Dans les commencemens, lorsqu’on les embarquait, ils croyaient que c’était pour les conduire en Angleterre ou en Espagne ; aussi Carrier appelle nos baignades des déportations verticales ! Du reste, je te conduirai un jour à l’entrepôt ; tu verras comme nous nous y prenons pour les faire

  1. Château situé près de Nantes, et dont le nom donna occasion à cet horrible calembour que l’on répétait sans cesse aux prisonniers.