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LA TERREUR EN BRETAGNE.

— En effet, répondis-je, tout à l’heure j’ai traversé la place du Département…

— Et vous l’avez trouvée semée de cadavres ?… Ceux-là sont des Vendéens venus sur la foi des proclamations qui promettaient le pardon ! Hier on en a exécuté d’autres, pris, disait-on, les armes à la main !… C’étaient des jeunes filles et des enfans ! Carrier a menacé le président de la commission militaire, Gouchon, de le faire fusiller s’il ne condamnait pas plus vite et plus légèrement. Le pauvre vieillard en est devenu fou ; il est mort, il y a quelques jours, dans le délire. Aussi, maintenant, ne juge-t-on plus. Les prisons sont un entrepôt de chair humaine ; on y puise à même, comme à la rivière. On guillotine, on mitraille, on noie tout ce qui tombe sous la main. Il y a trois jours qu’une marée grossie par un vent d’ouest nous a rapporté une partie des victimes de Carrier ; on eût dit une débâcle de cadavres. L’eau qu’on puise à la Loire est mêlée de lambeaux de chair corrompue ; une ordonnance de police a fait défense d’en boire, et voilà près d’un mois que trois cents hommes sont occupés à creuser des fosses. Le typhus ravage les prisons ; il commence à atteindre les gardiens eux-mêmes ; un poste de grenadiers a succombé tout entier dans une seule nuit ! Quant à la disette, vous trouverez, le soir, les rues pleines de malheureuses qui se prostituent pour un morceau de pain. Cependant Carrier vit dans l’abondance, au milieu de femmes perdues, menaçant de mort quiconque ose lui parler des misères publiques. Voilà ce que mon mari a vu en arrivant ; il n’a pu cacher son indignation, et on l’a fait arrêter comme suspect. Je suis ici pour partager son sort, quel qu’il soit.

— Et avez-vous quelque espérance ?

— Je ne sais ; la terreur retient les lâches, et la fatigue a énervé les courageux. On a dépensé trop de vie depuis quelques mois ; on est engourdi. Chacun renonce à combattre et attend tranquillement la mort, non par bravoure, mais par torpeur ; on se laisse égorger sans se retourner même contre le couteau. Cependant j’ai vu déjà Philippe Tronjolly et plusieurs autres ; tant que je serai libre, je ne désespérerai point. Un tel état de choses, d’ailleurs, ne peut durer ; il y a des douleurs qui forcent les mourans eux-mêmes à se lever. Il faudra bien que la convention fasse justice, quand les cris d’exécration s’élèveront de toutes parts ; plus on aura été loin, plus le retour sera rapide et complet.

— Et cela m’épouvante encore, répondis-je avec tristesse. Tout excès amène une réaction presque aussi funeste : qui sait ce qu’em-