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SPIRIDION.

ne pouvais plus me passer un instant de mon gardien. Je le forçais à manger en ma présence, et le spectacle de son robuste appétit était un amusement pour moi. Tout ce qui m’avait choqué en lui me plaisait, même son pesant sommeil, ses interminables prières, et ses contes de bonne femme. J’en étais venu au point de prendre plaisir à être tourmenté par lui, et chaque soir je refusais ma potion, afin de me divertir, pendant un quart d’heure, de ses importunités infatigables et de ses insinuations naïves, qu’il croyait ingénieuses pour m’amener à ses fins. C’étaient là mes seules distractions, et j’y trouvais une sorte de gaieté intérieure que le bonhomme semblait deviner, quoique mes traits flétris et contractés ne pussent pas l’exprimer, même par un sourire.

Lorsque je commençais à guérir, une maladie épidémique se déclara dans le couvent. Le mal était subit, terrible, inévitable. On était comme foudroyé. Mon pauvre Christophore en fut atteint un des premiers. J’oubliai ma faiblesse et le danger, je quittai ma cellule, et passai trois jours et trois nuits au pied de son lit. Le quatrième jour, il expira dans mes bras. Cette perte me fut si douloureuse, que je faillis ne pas y survivre. Alors une crise étrange s’opéra en moi. Je fus promptement et complètement guéri ; mon être moral se réveilla comme à la suite d’un long sommeil, et, pour la première fois depuis bien des années, je compris, par le cœur, les douleurs de l’humanité. Christophore était le seul homme que j’eusse aimé depuis la mort de Fulgence. Une si prompte et si amère séparation me remit en mémoire mon premier ami, ma jeunesse, ma piété, ma sensibilité, tous mes bonheurs à jamais perdus. Je rentrai dans ma solitude avec désespoir. Bacco m’y suivit ; j’étais le dernier malade que son maître eût soigné ; il s’était habitué à vivre dans ma cellule, et il semblait vouloir reporter son affection sur moi ; mais il ne put y réussir, le chagrin le consuma. Il ne dormait plus, il flairait sans cesse le fauteuil où Christophore avait coutume de dormir, et que je plaçais toutes les nuits auprès de mon chevet, pour me représenter quelque chose de la présence de mon pauvre ami. Bacco n’était point ingrat à mes caresses, mais rien ne pouvait calmer son inquiétude. Au moindre bruit, il se dressait et regardait la porte avec un mélange d’espoir et de découragement. Alors j’éprouvais le besoin de lui parler comme à un être sympathique : « Il ne viendra plus, lui disais-je, c’est moi seul que tu dois aimer maintenant. » Il me comprenait, j’en suis certain, car il venait à moi et me léchait la main d’un air triste et résigné. Puis il se couchait et tâchait de s’endormir ;