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LA TERREUR EN BRETAGNE.

— Puisque c’est l’homme du haut pays qui commande, ajouta Ivon, je sais qu’il n’y a pas de pitié à attendre, il sera trop content de voir quelle couleur a le sang d’un Breton ; mais toi, Guillaume, qui as fait ta première communion avec moi, tu ne peux pas refuser la demande d’un chrétien.

— Parle, dit Salaün.

— J’ai ma tante à Locminé ; c’est une vieille femme à qui j’ai été donné par le curé sur le tombeau de ma mère[1], et avec laquelle je ne me suis jamais rappelé que j’étais un pauvre mineur… Tu la connais, Guillaume ; car, aux vacances, elle nous laissait manger ensemble les blosses de son courtil.

— Je la connais, répéta Fine-Oreille.

— Eh bien ! elle est misérable, à présent que les bleus ont ravagé son héritage et vidé ses huches. Je partageais mon pain avec elle et avec un prêtre qu’elle cache. Quand ils ne me verront plus venir, ils pourront croire que je les abandonne, et ce serait un grand crève-cœur pour moi. Promets-moi d’aller les trouver, et de leur dire le malheur qui m’est arrivé.

— J’irai, répondit Fine-Oreille ému.

— Que Dieu te récompense pour ce service ! Surtout ne dis pas à la pauvre créature que l’on s’est amusé avec les souffrances de mon corps, car elle est vieille, et elle m’aime… Fais-lui croire que je suis mort doucement, qu’on m’a mis en terre bénite comme un chrétien… Et si, quand tu la verras, Guillaume, elle avait faim… rappelle-toi que tu as autrefois mangé de son pain.

La voix d’Ivon s’était attendrie à mesure qu’il parlait. Ces souvenirs, qu’il n’avait rappelés peut-être que pour toucher Salaün, l’avaient remué lui-même. Exalté par la grandeur douloureuse de sa situation, il s’était pris au pathétique de ses propres paroles : aussi la préoccupation de son salut avait-elle fait place insensiblement à une sorte de résignation enthousiaste ; son accent s’était ému et en même temps élevé ; son regard avait pris une expression d’extase. Il était à genoux, les mains étendues vers Guillaume ; mais sa prière n’avait rien de pressant, ni de bas. Il parlait avec cette autorité touchante de l’homme qui va mourir.

Les paysans s’étaient tous approchés, involontairement saisis par l’accent d’Ivon.

  1. Les curés donnent ainsi les orphelins à des femmes de leur choix, qui deviennent dès-lors leurs mères d’adoption. Voyez les Derniers Bretons.