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évident que leur hostilité actuelle arrêtait un épanchement et gênait d’heureux souvenirs.

— Et pourquoi t’es-tu mis avec les bleus contre nous ? demanda brusquement Fine-Oreille.

— Un pauvre gars comme moi ne choisit pas sa place, répondit Ivon ; il est où Dieu le met.

— Si tu étais arrivé à la Roche-Bernard, nous aurions tous été massacrés dans les villages

— Ce n’est pas moi qui aurais donné l’ordre.

— Non, mais tu le portais.

— Mon cheval nous portait tous deux, et vous ne vous êtes pas mis en colère contre lui.

Les paysans ne répondirent rien ; il y eut une pause pendant laquelle Fine-Oreille se rapprocha du feu.

— Tu as eu du malheur de ne pas prendre un autre chemin, reprit-il enfin, en affectant un ton d’indifférence ; M. Storel a le cœur enragé contre les bleus, et il ne leur fera pas grace.

— Je ne savais pas que c’étaient les gens du haut pays qui étaient les maîtres ici maintenant, dit Ivon.

— Le Vendéen n’est pas notre maître, répliqua vivement Fine-Oreille.

— Il n’attend pourtant les ordres de personne.

Les Bretons se regardèrent de nouveau et se grattèrent la tête en signe d’indécision. Ivon venait de toucher à deux sentimens qui dormaient au cœur de tous, la haine nationale pour les hommes d’outre-Loire et la jalousie contre tout chef étranger. Ce n’était point, en effet, sans impatience qu’ils avaient vu Storel occuper, dès son arrivée, la seconde place dans la bande du chevalier de la Hunoterie ; et les comparaisons ironiques que faisait perpétuellement le Vendéen entre les brillans combats du Bocage et la guerre de broussailles des royalistes bretons n’avaient point contribué à lui ramener les esprits. Je pus en juger par l’entretien qui s’établit à voix basse, tout près de moi, entre Jean Guïader, Jacques Leguern et Fine-Oreille. Ivon ne pouvait l’entendre, mais il le devina sans doute, car après un assez court silence il interpella de nouveau Salaün.

— Que veux-tu ? demanda celui-ci brusquement.

— Je veux te faire une recommandation d’agonisant, dit le jeune homme.

Fine-Oreille s’approcha.