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CROISILLES.

décampé ; c’est fort triste, et je comprends assez que cela t’ait tourné la cervelle. Je veux faire quelque chose pour toi ; prends un pliant et assieds-toi là.

— C’est inutile, monsieur, répondit Croisilles ; du moment que vous me refusez, je n’ai plus qu’à prendre congé de vous. Je vous souhaite toutes sortes de prospérités.

— Et où t’en vas-tu ?

— Écrire à mon père et lui dire adieu.

— Eh, que diantre ! on jurerait que tu dis vrai ; tu vas te noyer, ou le diable m’emporte.

— Oui, monsieur ; du moins je le crois, si le courage ne m’abandonne pas.

— La belle avance ! Fi donc ! quelle niaiserie ! Assieds-toi, te dis-je, et écoute-moi.

M. Godeau venait de faire une réflexion fort juste, c’est qu’il n’est jamais agréable qu’on dise qu’un homme, quel qu’il soit, s’est jeté à l’eau en nous quittant. Il toussa donc de nouveau, prit sa tabatière, jeta un regard distrait sur son jabot, et continua.

— Tu n’es qu’un sot, un fou, un enfant, c’est clair, tu ne sais ce que tu dis. Tu es ruiné, voilà ton affaire. Mais, mon cher ami, tout cela ne suffit pas ; il faut réfléchir aux choses de ce monde. Si tu venais me demander… je ne sais quoi, un bon conseil, eh bien ! passe ; mais qu’est-ce que tu veux ? tu es amoureux de ma fille ?

— Oui, monsieur, et je vous répète que je suis bien éloigné de supposer que vous puissiez me la donner pour femme ; mais comme il n’y a que cela au monde qui pourrait m’empêcher de mourir, si vous croyez en Dieu, comme je n’en doute pas, vous comprendrez la raison qui m’amène.

— Que je croie en Dieu ou non, cela ne te regarde pas, je n’entends pas qu’on m’interroge ; réponds d’abord : Où as-tu vu ma fille ?

— Dans la boutique de mon père et dans cette maison, lorsque j’y ai apporté des bijoux pour mademoiselle Julie.

— Qui est-ce qui t’a dit qu’elle s’appelle Julie ? On ne s’y reconnaît plus, Dieu me pardonne ! Mais, qu’elle s’appelle Julie ou Javotte, sais-tu ce qu’il faut, avant tout, pour oser prétendre à la main de la fille d’un fermier général ?

— Non, je l’ignore absolument, à moins que ce ne soit d’être aussi riche qu’elle.

— Il faut autre chose, mon cher, il faut un nom.

— Eh bien ! je m’appelle Croisilles.