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il mourra là-bas, et je ne puis pas même l’y aller trouver ; je ne puis le rejoindre qu’en mourant aussi.

Tout désolé qu’était Croisilles, il avait beaucoup de religion. Quoique son désespoir lui fit désirer la mort, il hésitait à se la donner. Dès les premiers mots de cet entretien, il s’était appuyé sur le bras de Jean, et tous deux retournaient vers la ville. Lorsqu’ils furent entrés dans les rues, et lorsque la mer ne fut plus si proche :

— Mais, monsieur, dit encore Jean, il me semble qu’un homme de bien a le droit de vivre, et qu’un malheur ne prouve rien. Puisque votre père ne s’est pas tué, Dieu merci, comment pouvez-vous songer à mourir ? Puisqu’il n’y a point de déshonneur, et toute la ville le sait, que penserait-on de vous ? Que vous n’avez pu supporter la pauvreté. Ce ne serait ni brave ni chrétien ; car, au fond, qu’est-ce qui vous effraye ? Il y a des gens qui naissent pauvres, et qui n’ont jamais eu ni père ni mère. Je sais bien que tout le monde ne se ressemble pas, mais enfin il n’y a rien d’impossible à Dieu. Qu’est-ce que vous feriez en pareil cas ? Votre père n’était pas né riche, tant s’en faut, sans vous offenser, et c’est peut-être ce qui le console. Si vous aviez été ici depuis un mois, cela vous aurait donné du courage. Oui, monsieur, on peut se ruiner, personne n’est à l’abri d’une banqueroute ; mais votre père, j’ose le dire, a été un homme, quoiqu’il soit parti un peu vite. Mais que voulez-vous ? on ne trouve pas tous les jours un bâtiment pour l’Amérique. Je l’ai accompagné jusque sur le port, et si vous aviez vu sa tristesse ! comme il m’a recommandé d’avoir soin de vous, de lui donner de vos nouvelles !… Monsieur, c’est une vilaine idée que vous avez de jeter le manche après la cognée. Chacun a son temps d’épreuve ici-bas, et j’ai été soldat avant d’être domestique. J’ai rudement souffert, mais j’étais jeune ; j’avais votre âge, monsieur, à cette époque-là, et il me semblait que la Providence ne peut pas dire son dernier mot à un homme de vingt-cinq ans. Pourquoi voulez-vous empêcher le bon Dieu de réparer le mal qu’il vous fait ? Laissez-lui le temps, et tout s’arrangera. S’il m’était permis de vous conseiller, vous attendriez seulement deux ou trois ans, et je gagerais que vous vous en trouveriez bien. Il y a toujours moyen de s’en aller de ce monde. Pourquoi voulez-vous profiter d’un mauvais moment ?

Pendant que Jean s’évertuait à persuader son maître, celui-ci marchait en silence, et, comme font souvent ceux qui souffrent, il regardait de côté et d’autre, comme pour chercher quelque chose