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DOCUMENS INÉDITS SUR ANDRÉ CHÉNIER.
et leurs os, déposés en amas immenses sur les côtes des continens. Il ne voyait, dans les pagodes souterraines, d’après le voyageur Sonnerat, que les habitacles des septentrionaux qui arrivaient dans le midi et fuyaient, sous terre, les fureurs du soleil. Il eût expliqué, par quelque chose d’analogue peut-être, la base impie de la religion des Éthiopiens et le vœu présumé de son fondateur :

Il croit (aveugle erreur !) que de l’ingratitude
Un peuple tout entier peut se faire une étude,
L’établir pour son culte, et de dieux bienfaisans
Blasphémer de concert les augustes présens.

À ces époques de tâtonnemens et de délires, avant la vraie civilisation trouvée, que de vies humaines en pure perte dépensées ! « Que de générations, l’une sur l’autre entassées, dont l’amas

Sur les temps écoulés invisible et flottant
A tracé dans cette onde un sillon d’un instant ! »

Mais le poète veut sortir de ces ténèbres, il en veut tirer l’humanité. Et ici se serait placée probablement son étude de l’homme, l’analyse des sens et des passions, la connaissance approfondie de notre être, tout le parti enfin qu’en pourront tirer bientôt les habiles et les sages. Dans l’explication du mécanisme de l’esprit humain, gît l’esprit des lois.

André, pour l’analyse des sens, rivalisant avec le livre IV de Lucrèce, eût été le disciple exact de Locke, de Condillac et de Bonnet : ses notes, à cet égard, ne laissent aucun doute. Il eût insisté sur les langues, sur les mots : « rapides Protées, dit-il, ils revêtent la teinture de tous nos sentimens. Ils dissèquent et étalent toutes les moindres de nos pensées, comme un prisme fait les couleurs. »

Mais les beautés d’idées ici se multiplient ; le moraliste profond se déclare et se termine souvent en poète :

« Les mêmes passions générales forment la constitution générale des hommes. Mais les passions, modifiées par la constitution particulière des individus, et prenant le cours que leur indique une éducation vicieuse ou autre, produisent le crime ou la vertu, la lumière ou la nuit. Ce sont mêmes plantes qui nourrissent l’abeille ou la vipère ; dans l’une elles font du miel, dans l’autre du poison. Un vase corrompu aigrit la plus douce liqueur.

« L’étude du cœur de l’homme est notre plus digne étude :

Assis au centre obscur de cette forêt sombre