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agité beaucoup pour avancer bien peu, j’ai travaillé sans relâche, et je n’ai presque rien fait. Cependant je meurs content après des peines immenses, car j’ai la conviction d’avoir fait ce que j’ai pu, et j’ai la certitude que le peu que j’ai fait ne sera point perdu.

« Qu’ai-je donc fait ? Tu me le demanderas, ô toi, homme de l’avenir, qui chercheras la vérité dans les témoignages du passé. Toi qui ne seras plus catholique, toi qui ne seras plus chrétien, tu demanderas au moine couché dans la poussière compte de sa vie et de sa mort. Tu voudras savoir pourquoi ses vœux, pourquoi ses austérités, pourquoi sa retraite, pourquoi ses travaux, pourquoi ses prières ?

« Toi qui te retournes vers moi, afin de me demander ta route, et de marcher plus vite vers le but que je n’ai pu atteindre, arrête-toi un instant encore, et tourne-toi tout-à-fait vers le passé de l’humanité : tu la verras toujours forcée de choisir entre deux maux le moindre, et toujours commettre de grandes fautes pour en éviter de plus grandes. Tu verras l’antiquité partagée tour à tour entre le principe orgiaque qui court à la reproduction nécessaire et providentielle de la race humaine par les chemins d’une licence effrénée, et le principe essénien qui, en voulant ramener les hommes à la sagesse et à la chasteté, proclame la loi d’un célibat contraire au vœu de la nature et aux fins de la Providence. Ici, la mythologie profane, avilissant l’esprit à force de diviniser la matière ; là, le christianisme austère, avilissant trop la matière pour relever le culte de l’esprit. Plus près de toi, tu vois la religion du Christ se constituer en église et s’élever comme une puissance généreuse et démocratique contre la tyrannie des princes. Regarde plus près encore, tu vois cette puissance atteindre son but et le dépasser. Tu la vois, lorsqu’elle a soumis et enchaîné les princes, se liguer avec eux pour écraser les peuples et partager la puissance temporelle. Alors tu vois le schisme élever des étendards de révolte et prêcher le principe courageux et légitime de la liberté de conscience. Mais aussi, tu vois cette liberté d’interprétation de la doctrine religieuse amener l’anarchie dans les croyances, ou, ce qui est pire, une froideur funeste, le dégoût de toute croyance. Et si ton ame, ébranlée par tant de variations que tu vois subir à l’humanité, veut se frayer une route entre les écueils où se débat, comme un frêle esquif, la vérité craintive et chancelante, tu es bien embarrassé de choisir entre les philosophes nouveaux qui, en prêchant la tolérance, détruisent l’unité sociale et religieuse, et les derniers chrétiens qui, pour conserver une société, c’est-à-dire