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GLASGOW.

mais on conçoit que, malgré le bill, avant d’avoir du talent, il faut avoir de l’esprit, c’est-à-dire une certaine fortune, le talent seul et l’entente des affaires ne suffisant pas pour arriver. Un journaliste de génie, s’il est pauvre, restera toujours journaliste ; on n’en fera jamais un président du conseil des ministres, comme chez nous ; un grand propriétaire, qui peut payer beaucoup d’électeurs, doit toujours l’emporter sur lui ; il a cinquante chances contre une.

Au reste, dans ce pays-ci, chacun paraît persuadé, avant tout, qu’il ne faut faire, dans la conversation, que juste la dépense d’esprit nécessaire pour se mettre au niveau du voisin, ou pour gagner tout au plus un cran au-dessus de lui. À telle personne, une once ; à telle autre, une livre, me disait le libraire G……, l’un des premiers journalistes d’Édimbourg, et l’on vous croit homme supérieur. Ces messieurs mettent admirablement en pratique cette théorie économique de l’esprit ; on aurait peine à croire à la nullité de leurs principales feuilles ; quelques revues seules traitent leurs abonnés moins cavalièrement. C’est que celles-là ne s’adressent point à la foule, mais à des lecteurs choisis.

On a dit que l’Anglais était gouverné par l’habitude, l’Écossais par la passion et la réflexion, l’Irlandais par la passion seule ; les observations fort imparfaites et fort rapides, sans doute, que nous avons pu faire sur la population de Glasgow, nous feraient croire que ce jugement est juste, quant aux habitans de cette ville il suffit d’un seul coup d’œil pour être frappé de la singulière activité et de l’esprit d’entreprise qui les animent, et en même temps de leur persévérance et de la supériorité de leur bon sens. La persévérance et le bon sens, c’est le résultat de la réflexion ; l’audace et l’activité, c’est le fait de la passion. La population de Glasgow diffère donc essentiellement de celle de Londres ou de celle de Dublin ; elle est moins rangée que la première, car il lui manque cette régularité dans les mœurs dont l’esprit d’ordre est l’un des fruits les plus assurés ; elle est moins mobile et moins grossière que l’autre ; elle est occupée, constante et passionnée en même temps ; mais sa passion n’est pas de la passion brutale ; l’intelligence au besoin en tempérerait la fougue et lutterait aussitôt victorieusement contre le désordre. Nous doutons fort néanmoins que les philanthropes de l’école de Robert Owen fassent jamais, des industriels et des ouvriers de cette grande ville, une population de moines mariés, comme ceux qui remplissent les ateliers de New-Lanark. L’essai n’a pu réussir que sur une petite échelle ; réaliser ce succès en grand serait impossible : l’esprit de quelques hommes peut se modifier et changer même du tout au tout ; l’esprit d’un peuple est plus tenace et plus difficile à manier.


Frédéric Mercey.