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EXPÉDITION AU SPITZBERG.

grande tour carrée, flanquée de quatre épais bastions. C’est la tour au pied de laquelle les vagues s’épuisent en vains efforts ; c’est la citadelle de l’Océan. Du côté de l’ouest et du nord, il était impossible d’y aborder. Nous ne voyions partout qu’une chaîne d’écueils et un rempart escarpé s’élevant à pic du sein de la mer. Notre guide nous fit doubler sa pointe, et nous entrâmes dans une petite baie creusée au milieu de la montagne. Là nous fûmes surpris par un singulier point de vue. Devant nous était une enceinte de rocs partagés par larges bandes comme l’ardoise, ou broyés comme la lave ; au milieu l’eau de la baie verte et limpide, abritée contre les vents, unie comme une glace ; et sur la rive de ce port paisible, au pied des cimes nues et escarpées, un lit de fleurs et de gazon, et un ruisseau d’argent fuyant entre les blocs de pierre. Sur ses bords fleurissait le vergissmeinnicht aux yeux bleus, la renoncule à la tête d’or, le géranium sauvage avec sa robe violette et ses feuilles veloutées, le petit millet des bois, et, un peu plus loin, de hautes tiges d’angélique cachaient, sous leurs larges rameaux, des touffes d’herbe. Je ne saurais dire l’effet que produisit sur moi cette végétation inattendue. C’était comme un dernier rayon de vie sur cette terre inanimée, comme un dernier sourire de la nature dans l’aridité du désert.

Tandis que nos matelots couraient aux plantes d’angélique, dont ils faisaient d’amples provisions, je me penchais sur le sol humide pour entendre le murmure du ruisseau tombant par petites cascades d’une pierre à l’autre, filtrant à travers les pointes d’herbe et courant sur la grève. Je regardais ces jolies fleurs bleues, mollement épanouies, et ma pensée s’en allait bien loin d’ici chercher dans nos vallées des fleurs semblables. Puis, en restant là, il me venait de singulières réflexions. Je me disais que cette eau fraîche et pure qui courait follement dans les vagues amères de l’Océan ressemblait à ces intelligences chastes et candides qui vont se perdre dans le tourbillon du monde, et ces fleurs solitaires, écloses au bord de la mer Glaciale, étaient pour moi comme ces douces pensées d’affection qu’une ame fidèle conserve au sein d’une société refroidie par l’égoïsme. J’avoue que ces réflexions et plusieurs autres encore, dont je fais grace au lecteur, étaient peu à l’avantage du monde. Mais où serait-il permis d’enfanter de sombres rêveries, si ce n’est au Cap-Nord ?

Je fus tiré de mes monologues misanthropiques par la voix de mon compagnon de voyage, qui me montrait la cime de la montagne et s’élançait sur les pointes de rochers. Cette montagne n’a pas plus de mille pieds de hauteur ; mais elle est droite, raide et difficile à gravir. Ici on rencontre un amas de pierres broyées qui se détachent du sol et roulent en bas quand on y pose le pied ; là des bandes de mousse humide où l’on glisse sans rencontrer aucun point d’appui, ou de larges masses de rochers auxquelles il faut se cramponner avec les mains pour pouvoir les franchir.

Après avoir quitté les tiges d’angélique et les touffes de fleurs, on n’aperçoit que de frêles bouleaux courbés jusqu’à terre, et étendant autour d’eux, dans une sorte de convulsion, leurs rameaux débiles comme pour chercher