Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 17.djvu/150

Cette page a été validée par deux contributeurs.
146
REVUE DES DEUX MONDES.

dit en lui prenant la main pour le remercier : « Les gens de ce pays te regardent comme un de ces voyageurs que nous voyons quelquefois passer ; mais moi, je sais bien que tu es plus grand que le Fogde et l’Amtimand[1], et même que l’évêque de Drontheim. Je sais que tu es un prince, et, vois-tu ? la vieille Brite ne ment pas, tu seras roi un jour. »

À l’époque où Louis-Philippe voyageait dans ces contrées si peu connues, il n’avait point d’habit de drap fin sous sa blouse de vadmel, point de croix de diamans sur la poitrine. Le désir de voir, d’observer, de s’instruire, lui avait fait entreprendre avec de faibles ressources cette longue et difficile excursion. Il venait de son collége de Reichenau, n’emportant pour toute fortune qu’une modique lettre de change sur Copenhague ; et, quand la bonne Brite lui prédit qu’il deviendrait roi, le prince dut lui répondre par un singulier sourire d’incrédulité. C’était en 1795 ; on ne songeait guère alors à faire des rois en France.

L’église de Maasœ a été transportée à Havsund ; le sacristain est mort, le pêcheur a émigré, et les deux îles sont désertes. Sur toute la côte de Finmark, on pourrait citer plusieurs de ces émigrations produites seulement par le défaut de bois. Quand le Norvégien va s’établir au bord de la mer, il cherche une baie qui ne soit pas trop éloignée des bouleaux ; mais, si les Lapons arrivent là en été, ils ravagent sa chétive forêt, ils coupent l’arbre par le milieu, et cet arbre ne repousse plus. Au bout de quelques années, le pauvre pêcheur, surpris par la disette de combustible, est forcé de fuir le sol où il avait bâti sa demeure. Il dit adieu à ses pénates, et s’en va chercher ailleurs un lieu moins dévasté. Parfois aussi toute sa famille s’éteint sur le roc désert qu’elle occupait ; sa frêle cabane tombe en ruine, et personne ne songe à en recueillir les débris ou à l’habiter.

En face de Stappen nous voyons s’élever une longue côte rocailleuse, coupée par une baie profonde, et projetant de toutes parts des lignes irrégulières, des cimes aigues : c’est l’île qui porte à son extrémité le Cap-Nord. On l’a nommée l’île Maigre ; on aurait pu dire l’île Désolée ; c’eût été plus juste encore.

À Giestvœr, dans ce golfe ouvert au milieu des écueils, il y a pourtant encore une habitation et un marchand, le dernier marchand du Nord. Nos matelots ne l’avaient appris que par tradition, et nous errâmes sur les vagues, tantôt à l’est, tantôt à l’ouest, cherchant le haut d’un toit, et ne rencontrant partout que des pointes de roc. Enfin, nous aperçûmes les mâts d’un bâtiment russe qui avait jeté l’ancre au fond de la baie ; ils guidèrent notre marche. À côté du bâtiment était une cabane en bois servant de magasin, et rien de plus. Mais plus loin, derrière un amas de rochers couverts de plantes marines et de mousse, on voyait un nuage de fumée qui fuyait le long de la montagne. C’était la demeure du marchand, une pauvre de-

  1. Les deux fonctionnaires supérieurs de la province.