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bord des golfes, le pêcheur est venu bâtir sa cabane là où il a pu trouver un peu d’herbe et de gazon. J’avais grande envie de voir ces habitations si pauvres et si isolées ; et lorsqu’un jour M. Aall, le digne prêtre de Hammerfest, me proposa de me conduire au-delà de l’île dans une de ses trois paroisses, j’acceptai son offre avec joie.

Nous partîmes à pied un samedi matin avec un jeune Lapon qui devait nous servir de guide et porter nos provisions. Après avoir gravi une première crête de montagnes, nous descendîmes à Ryppefiord, jolie petite baie où un pêcheur a bâti cinq à six cabanes en bois à mesure que la pêche l’enrichissait. C’est un homme intelligent qui a lui-même donné des leçons à son fils et l’a mis en état d’être maître d’école de la paroisse. Il nous conduisit dans une île appelée Kirkegaardœ (l’île du Cimetière). C’était là qu’on enterrait autrefois les malfaiteurs et les suicidés. La justice ecclésiastique de cette contrée était plus sévère que la nôtre : elle rejetait ces malheureux hors de la communauté chrétienne ; elle les isolait au milieu d’une île déserte. Quelquefois aussi on enterrait là ceux qui étaient morts victimes d’une tempête ou d’un accident. Peu importe, disent les philosophes, dans quel lieu repose notre corps quand l’ame ne l’habite plus ; et cependant, j’en suis sûr, bien des étrangers, à qui l’on parlait de cette redoutable île du Cimetière, ont dû frémir à l’idée qu’en faisant naufrage sur la côte, ils pouvaient subir cet ostracisme de la mort, et être enterrés là, loin de leur pays, au sein de l’Océan glacial, seuls avec des hommes marqués pendant leur vie d’une tache honteuse. Le peuple dit qu’autrefois, à certaines époques de l’année, on voyait ces malheureux se lever au milieu de la nuit. Ils erraient sur les rochers au bord de la grève, et l’on distinguait dans l’ombre les blancs replis de leur linceul. Les uns imploraient une barque pour pouvoir s’en aller visiter leur demeure ; d’autres mêlaient le cri de leurs remords au gémissement des vagues, au souffle de la tempête. L’un d’eux, un jeune homme (son histoire fut long-temps populaire dans le Nord) avait tué un officier danois qui tentait de séduire sa fiancée. On le voyait apparaître à certains jours, probablement le jour de son crime ; et tout seul à l’écart, assis sur une pointe de terre, il demandait que le prêtre vînt bénir la tombe où il ne pouvait dormir, et que sa bien-aimée vînt y jeter quelques fleurs.

L’honnête Norvégien qui nous racontait ces traditions, en savait encore plusieurs autres. Il nous dit aussi que, pendant l’hiver de 1800, à la pêcherie de Lofodden, une nuit, il vit apparaître un homme armé de la tête aux pieds, portant l’étendard anglais d’une main et de l’autre brandissant une épée du côté du Danemark. Il prédit alors qu’il y aurait bientôt une grande bataille entre les Danois et les Anglais. Personne ne voulut le croire ; et, l’année suivante, l’amiral Nelson brûlait la flotte danoise dans le port de Copenhague.

De retour sur la côte de Hvalœ, nous continuâmes notre route à travers les rudes aspérités des rocs, les ravins humides et fangeux, les broussailles tortueuses, la neige et les torrens. Le bateau qui devait nous conduire à