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cun embarras, ni mettre aucune application ; que ce soit une cavatine ou un boléro, un air de Mozart ou une romance d’Amédée de Beauplan, elle se livre à l’inspiration avec cette simplicité pleine d’aisance qui donne à tout un air de grandeur. Bien qu’elle ait fait de longues études, et que cette facilité cache une science profonde, il semble qu’elle soit comme les gens de qualité qui savent tout sans avoir jamais rien appris. On ne sent pas, en l’écoutant, ce plaisir pénible que nous causent toujours des efforts calculés, quand même le résultat serait la perfection ; elle n’est pas de ces artistes travailleurs qu’on admire en fronçant le sourcil et dont le talent donne des maux de tête. Elle chante comme elle respire ; quoiqu’on sache qu’elle n’a que dix-sept ans, son talent est si naturel, qu’on ne pense même pas à s’en étonner. Sa physionomie, pleine d’expression, change avec une rapidité prodigieuse, avec une liberté extrême, non-seulement selon le morceau, mais selon la phrase qu’elle exécute. Elle possède, en un mot, le grand secret des artistes ; avant d’exprimer, elle sent. Ce n’est pas sa voix qu’elle écoute, c’est son cœur, et si Boileau a eu raison de dire :

Ce que l’on conçoit bien s’exprime clairement,
on peut dire avec assurance : Ce que l’on sent bien s’exprime mieux encore.

Je n’ai jamais compris par quelle raison on est, pour ainsi dire, convenu de ne parler franchement avec éloge que des morts, à moins que ce ne soit pour réserver les injures aux vivans. L’esprit humain est si misérable, que la louange la plus sincère passe presque toujours pour un compliment, dès qu’elle s’adresse à une personne qui n’est pas aux antipodes ou en terre. « J’ose dire ce que j’ose faire, » disait Montaigne. On devrait oser dire ce qu’on ose penser. Je pense donc que Mlle Garcia, qui doit, je crois, débuter dans deux ans, a devant elle un avenir aussi glorieux que celui de sa sœur. Je n’ai qu’un regret, c’est qu’elle ne débute pas ce soir, afin de nous délivrer d’un genre faux, affecté, ridicule, qui est à la mode aujourd’hui.

Je suis loin, en parlant ainsi, de vouloir nier que nous ayons d’excellens artistes ; ils sont même si bien connus, qu’il est inutile de les citer : il ne m’entre d’ailleurs dans l’esprit d’attaquer personne, c’est un métier que je n’aime pas. Je veux parler, non d’un acteur, ni d’un théâtre, mais d’un genre, lequel est une exagération perpétuelle. Cette maladie règne partout, envahit tout ; on s’en fait gloire. C’est l’affectation du naturel, parodie plus fatigante, plus désagréable à voir que toutes les froideurs de la tradition ancienne. La tradition est très ennuyeuse, je le sais ; elle a un défaut insupportable, c’est de faire des mannequins qui semblent tenir tous à un même fil, et qui ne remuent que lorsqu’on tire ce fil ; l’acteur devient une marionnette. Mais l’exagération du naturel est encore pire. Si, du moins, puisque maintenant le joug de la tradition est brisé, le comédien, livré à lui-même, suivait réellement son inspiration, bonne ou mauvaise, il n’y aurait que demi-mal. On verrait sur la scène des personnages vrais, les uns ridicules, les autres sérieux, les uns froids, les autres passionnés. Il n’y a pas deux hommes qui