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C’est une rude tâche pour celui qui aime les costumes primitifs que d’en chercher au milieu de ces provinces fermées encore à quelques-unes de nos idées favorites, mais déjà conquises par la mode. Je me rappelle encore la colère tout artistique du jeune peintre qui nous accompagnait en Norvége, lorsque, au lieu d’apercevoir les costumes nationaux, les draperies pittoresques pour lesquelles il avait si bien préparé sa toile et ses pinceaux, il ne voyait de tout côté que le frac français grossièrement taillé, le pantalon collant et la cravate empesée.

Mais pourquoi nous plaindre de cet échange de formes surannées contre des modes nouvelles ? Tout cela n’est que le signe extérieur du mouvement d’idées qui passe des villes influentes aux villes passives. Les habitans de ces provinces reculées tournent dans l’isolement leurs regards vers les pays lointains dont ils comprennent le pouvoir, dont ils subissent l’ascendant ; s’ils hésitent à sortir de leur cercle habituel, il y a là une sorte de force magnétique qui les attire ; s’ils s’assoupissent dans le silence de leur retraite, il y a là une voix éloquente qui les réveille, un cri populaire qui les ébranle, un chant de poète qui les attendrit. Peu à peu ils en viennent à s’associer à la vie du peuple dont l’activité les préoccupe, car ils sentent que là est la vie du monde entier ; ils applaudissent à sa gloire, ils chantent ses conquêtes. Soyons fiers de l’empire que la France exerce sur ces hommes du nord ; ce n’est plus comme au XVIIIe siècle l’empire d’un caprice de cour, mais celui de la pensée. D’une des limites de la Norvége à l’autre, dans la maison du prêtre comme dans celle du paysan, j’ai trouvé le portrait de Napoléon. J’ai vu dans une île de Finmark tout un corps d’officiers répéter avec émotion les refrains de nos chants nationaux, et lorsque les marchands qui nous donnaient asile le long de la route ont parlé de la révolution de 89 et de la révolution de juillet, on eût dit, à les entendre raconter dans tous leurs détails ces deux phases de notre histoire, qu’ils racontaient l’histoire de leur propre nation.

Cependant la même décroissance successive que l’on remarque ici dans la végétation existe dans les œuvres de l’homme. À mesure qu’on avance vers le nord, les villes deviennent plus rares et plus petites, et les communications plus difficiles. Le soleil de la civilisation, de même que le soleil de la nature, ne jette que de temps à autre une lueur pâle sur ces montagnes entourées de nuages, et le froid de la mort intellectuelle menace d’envahir la demeure du paysan retiré dans son île silencieuse. Mais ces hommes luttent avec énergie contre le sort qui les effraie ; ils rassemblent autour d’eux tous les élémens possibles d’instruction et y cherchent un refuge, dans leurs longs jours de solitude. Les naturalistes ont assigné une limite à la végétation du foin et du bouleau ; on ne pourrait en assigner aucune à l’intelligence de l’homme. Dans la plus humble cabane du pêcheur de Finmark, il y a quelques livres ; une bible, un livre de psaumes, un lambeau d’histoire ; et, dans cette petite ville de Tromsœ située au soixante-dixième degré de latitude, habitée par une vingtaine de marchands et quelques familles de manœuvres, qui le croirait ? Il y a une école latine, deux sociétés de lecture, une société