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s’est prolongé, grandissant toujours, jusqu’à la destruction des derniers restes de ce régime. La philosophie moderne n’a rien trouvé de plus ferme et de plus net sur les droits de l’homme, sur la liberté naturelle et la libre jouissance des biens communs, que ce qu’entendaient dire, aux paysans du XIIe siècle, les trouvères, fidèles échos de la société contemporaine :

« Les seigneurs ne nous font que du mal, nous ne pouvons avoir d’eux raison ni justice ; ils ont tout, prennent tout, mangent tout, et nous font vivre en pauvreté et en douleur. Chaque jour est, pour nous, jour de peines ; nous n’avons pas une heure de paix, tant il y a de services et de redevances, de tailles et de corvées, de prévôts et de baillis[1]… Pourquoi nous laisser traiter ainsi ? Mettons-nous hors de leur pouvoir, nous sommes des hommes comme eux, nous avons les mêmes membres, la même taille, la même force pour souffrir, et nous sommes cent contre un…, défendons-nous contre les chevaliers, tenons-nous tous ensemble, et nul homme n’aura seigneurie sur nous, et nous pourrons couper des arbres, prendre le gibier dans les forêts et le poisson dans les viviers, et nous ferons notre volonté, aux bois, dans les prés et sur l’eau[2]. »

Quoique dès les premiers temps qui suivirent la conquête, des hommes de l’une et de l’autre race, les Franks comme les Gallo-Romains, fussent entrés dans les rangs du clergé, les traditions de cet ordre étaient demeurées purement romaines ; le droit romain revivait dans les canons des conciles et réglait toute la procédure des tribunaux ecclésiastiques. Quant à la nature primitive du gouvernement et à sa constitution essentielle, le clergé supérieur ou inférieur, sauf de rares et passagères exceptions, n’avait qu’une doctrine, celle de l’autorité royale universelle et absolue, de la protection de tous par le roi et par la loi, de l’égalité civile dérivant de la fraternité chrétienne. Il avait conservé, sous des formes religieuses, l’idée impériale de l’unité de puissance publique, et il la maintenait contre l’idée de la souveraineté domaniale et de la seigneurie indépendante, produit des mœurs germaniques et de l’esprit d’orgueil des conquérans. D’ailleurs, tout souvenir d’un temps où la monarchie gallo-franke avait été une pour tout le pays, où les ducs et les comtes n’étaient que des officiers du prince, n’avait pas entièrement péri pour les hommes lettrés, laïcs ou clercs, instruits quelque peu des

  1. Wace, Roman de Rou, édition de Pluquet, tom. II, pag. 303 et suiv.Benoît de Sainte-Maure, édition de M. Francisque Michel, tom. II, pag. 390 et suiv.
  2. Ibid., ibid.