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THÉÂTRE FRANÇAIS.

homme qui écrit pour dire comme il voit, pas autre chose. — Fort bien, mais plusieurs journaux trouvent cette personne laide. Eh bien ! me répliqua mon Anglais, nous voilà deux qui le trouvons jolie ; nous sommes autant que deux journaux.

Encouragé par cet exemple, j’ose déclarer que je suis un jeune homme qui trouve Bajazet joli et Roxane charmante. J’ai beau faire, je ne comprends pas ce qu’on a trouvé de mal à cette reprise. La décoration ? Elle est fort convenable. Les costumes ? Ils sont tout battans neufs, passablement exacts. Les acteurs ? Mais ce sont les mêmes qui ont joué Mithridate, Andromaque, Cinna, etc., etc., excepté celui qui est chargé du rôle de Bajazet. Joanny, qui joue Acomat, jouait Mithridate, Auguste, le vieil Horace ; Mlle Rabut, qui représente Atalide, représente Andromaque, Sabine ; d’où vient donc le mécontentement dont on parle, et que, du reste, il m’a été impossible de remarquer dans la salle ? Il ne reste que deux choses à critiquer, ou l’auteur, ou la principale actrice.

Comme il me semble que l’auteur est Racine, je ne m’y arrête pas, pour cause. C’est donc l’actrice qu’on attaque. Pourquoi dans ce rôle ? Elle l’a étudié ; il suffit de la regarder pour le voir, et de l’écouter pour le sentir ; a-t-elle un moins bon maître, moins d’intelligence, moins de cœur ? Est-elle plus faible, ou moins inspirée, ou plus craintive, ou moins bien placée dans cette pièce ? ou enfin, paraissant sous les habits de Roxane et obligée à quelque éclat, est-elle plus petite qu’il y a un mois ? Cette dernière question est peut être la plus importante ; je crois, en effet, que c’est le reproche le plus sérieux qu’on puisse adresser à Mlle Rachel ; elle n’est pas grande ; voilà une chose sur laquelle il faut prendre son parti. Pellegrini, excellent acteur, chanteur divin, avait le nez trop long ; Lablache est un peu gros ; Duprez est aussi trop petit ; tout cela est fâcheux. Mlle Rachel est donc petite, à telle enseigne qu’au quatrième acte de Bajazet, pendant le monologue, j’ai entendu quelqu’un du parterre s’écrier : « Quel petit démon ! » Ce quelqu’un-là ne se doutait guère qu’en parlant ainsi il résumait habilement de grandes questions, et que son mot valait un feuilleton tout entier. En effet, ne serait-il pas curieux de savoir pourquoi Roxane doit être plus grande qu’Hermione ?

Roxane est, avec Phèdre, le rôle le plus difficile que Racine ait écrit. Certes, pour comprendre l’étendue de rôles pareils et pour les composer, comme on dit, ce serait une terrible entreprise, si ces rôles n’étaient depuis long-temps connus ; mais ils le sont, et non-seulement connus, approfondis, calculés, mais notés. Qui les a créés ? Racine lui-même ; on sait, depuis cent soixante ans, comment sortir, rentrer, marcher, parler, dans les chefs-d’œuvre du grand siècle ; il est vrai que Mlle Rachel ne suit point la tradition, mais, sans la suivre, elle ne l’ignore pas ; à quelque inspiration qu’elle se livre, c’est sous le portique sacré, antique et solennel, qu’elle improvise ; il n’est pas difficile de reconnaître dans ses plus hardies interprétations le respect et l’intelligence du passé ; elle ne joue pas Roxane de souvenir, car elle