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LA PRÉFACE DE RUY BLAS.

demandant grace pour cette ambitieuse comparaison, une idée est comme une montagne, et présente plusieurs aspects, selon le point de vue où l’on se place. Le Mont-Blanc vu de la Croix-de-Fléchères n’est pas le Mont-Blanc vu de Sallenches, et pourtant c’est toujours le Mont-Blanc. Il en est ainsi de Ruy Blas ; placez-vous, pour juger cette œuvre, au point de vue philosophique, historique ou littéraire, et vous y trouverez des mérites différens, des significations diverses.. Nous devons remercier M. Hugo de s’en tenir au Mont-Blanc pour caractériser Ruy Blas ; après l’avoir vu se comparer au Jupiter olympien de Phidias, nous aurions consenti sans répugnance et sans étonnement à voir Ruy Blas comparé au Chimboraçao. Voyons ce que signifie Ruy Blas vu de la Croix-de-Fléchères ou de Sallenches. Nous avouons ne pas comprendre la distinction établie par M. Hugo entre le sens humain et le sens philosophique de son œuvre, et nous inclinons à penser qu’il a créé cette distinction comme tant d’autres, par amour du vocabulaire, pour le seul plaisir de manier un plus grand nombre de mots. Nous comprenons très bien en quoi l’histoire de la science des faits accomplis diffère de la philosophie ou de la science des idées générales ; mais nous sommes encore à deviner en quoi consiste la science de l’humanité, abstraction faite de l’histoire et de la philosophie. Nous sommes donc forcé, à notre grand regret, de nous en tenir aux significations littéraires de Ruy Blas. Il y a, qu’on le sache bien et qu’on ne l’oublie pas, il y a dans Ruy Blas, c’est M. Hugo qui nous le dit, un drame, une comédie et une tragédie, ni plus ni moins. Cette révélation inattendue a de quoi nous confondre. Dans notre candeur et notre ignorance, nous cherchions le sens de cet ouvrage, et nous avions peine à croire qu’il fût possible d’y trouver les élémens d’un poème dramatique. M. Hugo veut bien nous apprendre que nous y trouverons, à notre gré, un drame, une comédie ou une tragédie. Pour arriver à cette triple découverte, pour se donner cette triple joie, il suffira d’épeler attentivement une phrase qui ne se trouve dans aucune poétique, une phrase qui eût fort étonné Sophocle ou Shakespeare, Calderon ou Molière, mais qui contient la démonstration complète de la pensée de M. Hugo. Nous transcrivons cette phrase sans y changer un mot : le drame noue, la comédie embrouille, la tragédie tranche. Qu’on vienne, après avoir lu cette phrase, nous parler des faiseurs de poétiques et des poètes qui ont écrit sur l’art après l’avoir pratiqué ! Ni Aristote, ni Corneille, ni Racine, ni Molière, ni Gœthe, ni Schiller, n’ont entrevu la na-