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ÉCRIVAINS MORALISTES ET CRITIQUES DE LA FRANCE.

Comme, ceci est tout-à-fait inédit et pourra s’ajouter heureusement à une réimpression des Pensées, je ne crains pas de transcrire : c’est un régal que de telles pages. M. Joubert continue de s’analyser lui-même avec une sorte de délices qui sent son voisin du XVIe siècle, le discoureur des Essais :

« Je m’occupais ces jours derniers à imaginer nettement comment était fait mon cerveau. Voici comment je le conçois : il est sûrement composé de la substance la plus pure et a de hauts enfoncemens ; mais ils ne sont pas tous égaux. Il n’est point du tout propre à toutes sortes d’idées ; il ne l’est point aux longs travaux.

« Si la moelle en est exquise, l’enveloppe n’en est pas forte. La quantité en est petite, et ses ligamens l’ont uni aux plus mauvais muscles du monde. Cela me rend le goût très difficile et la fatigue insupportable. Cela me rend en même temps opiniâtre dans le travail, car je ne puis me reposer que quand j’atteins ce qui me charme. Mon ame chasse aux papillons, et cette chasse me tuera. Je ne puis ni rester oisif, ni suffire à mes mouvemens. Il en résulte (pour me juger en beau) que je ne suis propre qu’à la perfection. Du moins elle me dédommage lorsque je puis y parvenir, et, d’ailleurs, elle me repose en m’interdisant une foule d’entreprises ; car peu d’ouvrages et de matières sont susceptibles de l’admettre. La perfection m’est analogue, car elle exige la lenteur autant que la vivacité. Elle permet qu’on recommence et rend les pauses nécessaires. Je veux, vous dis-je, être parfait. Il n’y a que cela qui me seye et qui puisse me contenter. Je vais donc me faire une sphère un peu céleste et fort paisible, où tout me plaise et me rappelle, et de qui la capacité ainsi que la température se trouve exactement conforme à la nature et l’étendue de mon pauvre petit cerveau. Je prétends ne plus rien écrire que dans l’idiome de ce lieu. J’y veux donner à mes pensées plus de pureté que d’éclat, sans pourtant bannir les couleurs, car mon esprit en est ami. Quant à ce que l’on nomme force, vigueur, nerf, énergie, élan, je prétends ne plus m’en servir que pour monter dans mon étoile. C’est là que je résiderai quand je voudrai prendre mon vol ; et lorsque j’en redescendrai, pour converser avec les hommes pied à pied et de gré à gré, je ne prendrai jamais la peine de savoir ce que je dirai ; comme je fais en ce moment où je vous souhaite le bonjour. »

Il y a sans doute quelque chose de fantasque, d’un peu bizarre si l’on veut, dans tout cela : M. Joubert est un humoriste en sourire. Mais même lorsqu’il y a quelque affectation chez lui (et il n’en est pas