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POÈTES ET CRITIQUES LITTÉRAIRES DE LA FRANCE.

leurs esprits. Il aimait à raconter qu’à la seconde année de ce séjour, se promenant avec Ducis, ils rencontrèrent Jean-Jacques, bien près alors de sa fin. Ducis, qui le connaissait, l’aborda, et, avec sa franchise cordiale, réussissant à l’apprivoiser, le décida à entrer chez un restaurateur. Après le repas, il lui récita quelques scènes de son Œdipe chez Admète, et lorsqu’il en fut à ces vers où l’antique aveugle se rend témoignage :

……… Écoutez-moi, grands Dieux !
J’ose au moins sans terreur me montrer à vos yeux.
Hélas ! depuis l’instant où vous m’avez fait naître,
Ce cœur à vos regards n’a point déplu peut-être.
Vous frappiez, j’ai gémi. J’entrerai sans effroi
Dans ce cercueil trompeur qui s’enfuit loin de moi.
Vous savez si ma voix, toujours discrète et pure,
S’est permis contre vous le plus léger murmure
 C’est un de vos bienfaits que, né pour la douleur,
Je n’aie au moins jamais profané mon malheur[1] !

Jean-Jacques, qui avait jusque-là gardé le silence, sauta au cou de Ducis, en s’écriant d’une voix caverneuse : « Ducis, je vous aime ! » M. de Fontanes, témoin muet et modeste de la scène, en la racontant après des années, croyait encore entendre l’exclamation solennelle.

Il ne vit Voltaire que de loin, couronné à la représentation d’Irène ; mais il n’eut pas le temps de lui être présenté. Son frère aîné (Marcellin de Fontanes), mort, je l’ai dit, en 1772, à l’âge de vingt ans, et doué lui-même de grandes dispositions poétiques, avait composé une tragédie qu’il avait adressée à Voltaire, aussi bien qu’une épître de jeune homme, et il avait reçu une de ces lettres datées de Ferney, qui équivalaient alors à un brevet ou à une accolade.

Fontanes eut le temps de voir beaucoup d’Alembert ; laissons-le dire là-dessus : « Tout homme, écrit-il au Mercure à propos de Beaumarchais[2], tout homme qui a fait du bruit dans le monde a deux réputations : il faut consulter ceux qui ont vécu avec lui, pour savoir quelle est la bonne et la véritable. Linguet, par exemple, représentait d’Alembert comme un homme diabolique, comme le Vieux de la Montagne. J’avais eu le bonheur d’être élevé à l’Oratoire par un des amis de ce philosophe, et je l’ai beaucoup

  1. Acte III, scène IV.
  2. Mercure, fructidor an VIII.