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MARGOT.

déchiré. Il y avait près de trois jours qu’elle vivait dans l’abandon le plus cruel, lorsque la jeune Parisienne s’approcha d’elle et lui adressa pour la première fois la parole. Margot tressaillit d’aise, de crainte et de surprise. Elle souffrait de se voir entièrement oubliée par Gaston, et elle en soupçonnait bien la cause. Elle trouva dans cette action de sa rivale je ne sais quel charme mêlé d’amertume ; elle sentit d’abord avec joie qu’elle allait sortir de l’isolement où elle venait de tomber tout à coup ; elle fut en même temps flattée de se voir distinguée par une si belle personne. Cette beauté, qui aurait dû ne lui donner que de la jalousie, l’enchanta dès le premier mot. Devenue peu à peu plus familière, elle se prit de passion pour Mlle de Vercelles. Après avoir admiré son visage, elle admira sa démarche, son exquise simplicité, ses airs de tête, et jusqu’au moindre ruban qu’elle portait. Elle ne la quittait presque pas des yeux, et elle l’écoutait parler avec une attention extrême. Quand Mlle de Vercelles se mettait au piano, les regards de Margot étincelaient et semblaient dire à tout le monde : Voilà ma bonne amie qui va jouer, car c’était ainsi qu’elle l’appelait, non sans éprouver intérieurement un petit mouvement de vanité. Quand elles traversaient le village ensemble, les paysans se retournaient. Mlle de Vercelles n’y prenait pas garde, mais Margot rougissait de plaisir. Presque tous les matins, elle faisait, avant le déjeuner, une visite à sa bonne amie ; elle l’aidait à sa toilette, la regardait laver ses belles mains blanches, l’écoutait chanter dans son doux langage italien. Puis elle descendait au salon avec elle, fière d’avoir retenu quelque ariette, qu’elle fredonnait dans l’escalier. Au milieu de tout cela, elle était dévorée de chagrin, et dès qu’elle était seule, elle pleurait.

Mme Doradour avait l’esprit trop léger pour s’apercevoir de quelque changement dans sa filleule. — Il me semble que tu es pâle, lui disait-elle quelquefois ; est-ce que tu n’as pas bien dormi ? Puis, sans attendre de réponse, elle s’occupait d’autre chose. Gaston était plus clairvoyant, et quand il se donnait la peine d’y penser, il ne se méprenait pas sur la tristesse de Margot ; mais il se disait que ce n’était sûrement qu’un caprice d’enfant, un peu de jalousie naturelle aux femmes, et qui passerait avec le temps. Il faut observer que Margot avait toujours évité toute occasion de se trouver seule avec lui. La pensée d’un tête-à-tête la faisait frémir, et, du plus loin qu’elle le voyait lorsqu’elle se promenait seule, elle se détournait, en sorte que les précautions qu’elle prenait pour cacher son amour paraissaient au jeune homme l’effet d’un caractère sauvage. Singulière petite fille !