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DE LA VIE DE JÉSUS.

philosophie envers toutes les observations qui ne sont pas recueillies d’un vieux livre, me sera-t-il permis de citer ici, entre mille, un de ces faits dont j’ai été le témoin ? Il m’a trop donné à penser, lorsqu’il arriva, pour que je puisse facilement l’oublier. C’était à l’entrée de la nuit, sur les côtes de Malte. J’étais avec quatre matelots d’Ipsara, dans un canot sans voile et loin de tout refuge, car un peu auparavant on nous avait repoussés de l’île. La tempête était très forte, la nuit très noire ; les rameurs, déconcertés, avaient quitté leurs rames ; nous étions près de sombrer. En ce moment de détresse, le capitaine, qui tenait l’aviron, se leva subitement. C’était un des plus hardis compagnons de Canaris. Inspiré par le danger, il souffla mystérieusement sur les eaux et s’écria en montrant du doigt les vagues refoulées : Enfans, voyez, voyez les démons qui s’envolent ! Les rameurs regardèrent avec stupéfaction autour d’eux ; puis ils recommencèrent à lutter contre le vent. Un peu après, le vaisseau que nous poursuivions se fit voir près de nous dans les ténèbres, comme une apparition. Nous étions sauvés. N’est-il pas évident que, du fond d’une bibliothèque, rien ne serait plus facile que de convertir ce récit en un mythe emprunté aux Actes des apôtres ? Le lieu de la scène est le même que celui du naufrage de saint Paul. Les démons qui s’envolent appartiennent à la mythologie des pharisiens, qui eux-mêmes l’ont empruntée à la religion des mages. Il est impossible que le principe du mal ait apparu sous une forme personnelle. Les démons ont-ils des ailes ? Habitent-ils dans les mers ? Que de questions insolubles par la raison ! Il est bien plus facile d’admettre que le tout a été instinctivement imité du récit de saint Luc. D’autre part, il est probable que les rameurs, en arrivant chez eux, auront raconté qu’ils ont vu des démons marins aux ailes couleur des flots. Lequel croire du philosophe ou de l’homme du peuple ? Et la science toute seule toucherait-elle de si près à l’ignorance ? Cela pourrait bien être.

Sans entrer dans plus de détails, combien de questions me resteraient encore à examiner : si l’époque du Christ était propre à l’invention d’une mythologie ? en quoi la science d’Alexandrie pouvait contrôler les imaginations de Jérusalem ; ce qui conduirait à l’examen de l’esprit de critique dans le monde romain ? si trente ans ont dû suffire à l’établissement d’une tradition toute fabuleuse ; si le ton des évangiles apocryphes n’est pas fort distinct de celui des livres canoniques ; si les Actes des apôtres, tenus pour avérés[1], ne présentent pas des récits

  1. Ils ne le sont plus. Le professeur de théologie Bauer vient d’y appliquer le système des mythes. Ainsi, on peut dire qu’aujourd’hui les Épîtres de saint Paul aux Corinthiens et aux Romains sont les seuls monumens du christianisme primitif qui aient été laissés intacts par la critique.