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DE LA VIE DE JÉSUS.

tique allemande n’y a pas assez insisté, c’est que l’intelligence et la connaissance, il est vrai, prodigieuse des livres, y semblent étouffer le sentiment de toute réalité. Au milieu de cette négation absolue de toute vie, vous êtes vous-même tenté de vous interroger, pour savoir si vos impressions les plus personnelles, si votre souffle et votre ame ne sont pas aussi, par hasard, une copie d’un texte égaré du livre de la fatalité, et si votre propre existence ne va pas soudainement vous être contestée comme un plagiat d’une histoire inconnue. Dès que l’auteur rencontre un récit qui sort de la condition des choses les plus ordinaires, il déclare que cette narration ne renferme aucune vérité historique, et qu’elle ne peut être qu’un mythe. Or, n’est-ce pas appauvrir et ruiner la nature et la pensée, que de les mettre ainsi tout ensemble sur ce lit de Procuste ? N’accepter pour légitimes que les impressions conformes au génie d’une société inerte à la manière de la société présente, n’est-ce pas borner étrangement le cœur de l’homme ? Sommes-nous donc si assurés d’être en tout la mesure du possible ? Ô docteur ! que de miracles se passent dans les ames, et que la connaissance des livres ne nous enseignera pas ! Que l’enthousiasme et l’amour et les révolutions sont là-dessus nos grands maîtres ! Qu’ils savent de choses que toutes les bibliothèques du monde ne nous enseigneront jamais ! Je sens que j’ai besoin d’éclaircir cela par un exemple, le voici :

Il est tiré de la première rencontre du Christ et des disciples, au bord du lac de Galilée. M. Strauss, voyant avec quelle promptitude Jésus captive, d’un mot, les apôtres, fait cette réflexion fort judicieuse en apparence : qu’il est étrange que le Christ n’ait pas voulu éprouver ces hommes avant de les choisir ; qu’il est plus incroyable encore que ceux-ci, sans avoir établi de longues relations avec lui, sans avoir appris à le connaître par expérience, aient quitté leurs maisons, leur pays, leur état, leurs familles, pour le suivre dans sa prédication ; que, d’ailleurs, on découvre une contradiction manifeste entre cette facile obéissance et le doute qui les saisit plus tard. De ce raisonnement et de quelques autres, il conclut que cette rencontre prétendue des apôtres et du Christ n’est rien qu’une allégorie, une figure forgée trente ans plus tard à l’imitation de la rencontre du prophète Élie et de son serviteur Élisée.

À mon tour, je le demande, pourquoi mettre sur le compte de l’imitation et de l’érudition pharisienne, ce qui s’explique si pleinement, si naturellement, dans le récit de l’évangéliste ? Qui ne voit d’un côté l’autorité de Jésus, la puissance attachée à ses traits, à sa voix,