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sous sa dictée le corps d’un billet, c’est ce que le bon sens ne peut admettre. Encore moins est-il permis de croire qu’un laquais s’engage par écrit à servir fidèlement son maître. Depuis quand les grands seigneurs exigent-ils de pareils engagemens ? Une telle promesse, signée ou non signée, est-elle une garantie contre l’insolence ou l’improbité ? Si Ruy-Blas consent à écrire sous la dictée de don Salluste, il est impossible qu’il ne pèse pas la valeur des mots qu’il écrit, qu’il ne cherche pas à deviner, en traçant ces deux billets, l’usage que son maître en veut faire ; et lors même qu’il serait assez étourdi, assez mal avisé pour abandonner à don Salluste ces deux billets inexplicables, ne devrait-il pas ouvrir les yeux lorsque son maître lui dit de plaire à la reine et d’être son amant ? Il ne peut ignorer la disgrace de don Salluste, ni les motifs de cette disgrace. Il ne peut ignorer la colère de don Salluste contre la reine. Comment donc se résout-il à prendre le nom, les titres et le manteau que don Salluste lui donne, sans l’interroger ? S’il aime sincèrement la reine, il doit craindre pour elle la colère et les projets de don Salluste ; il ne peut l’aimer sans se défier de l’homme qu’elle a chassé. Et cependant il se laisse débaptiser, travestir comme un enfant. Comment M. Hugo excusera-t-il une pareille niaiserie ? Don Salluste, en voyant l’étrange docilité de son laquais, ne doit-il pas comprendre qu’un tel homme ne réussira jamais près de la reine ? Ou s’il le croit capable de réussir, la première condition du succès n’est-elle pas de lui laisser ignorer ses projets de vengeance ? N’est-ce pas les dévoiler que de lui dire : « Maintenant que vous êtes grand d’Espagne, que vous avez le droit de vous couvrir devant votre souveraine, arrangez-vous pour lui plaire et pour entrer dans son lit ? » L’homme le moins clairvoyant, encouragé par l’ennemi de sa maîtresse, se tiendrait sur ses gardes et reculerait au lieu d’avancer. Loin de se sentir enhardi, il ne manquerait pas de craindre un danger nouveau ; et pourtant Ruy-Blas obéit à don Salluste, comme si son maître lui commandait de porter une lettre ou de lui donner un manteau. Don Salluste lui ordonne de plaire à la reine, et il se résigne à cette tâche comme pourrait le faire un espion payé pour découvrir un secret d’état. En vérité, on a peine à comprendre qu’un tel personnage ait pu être conçu par M. Hugo, car un tel personnage est absolument impossible. L’étonnement redouble quand on voit Ruy-Blas, pendant toute la durée de son rôle, demeurer fidèle au type rêvé par le poète. Il s’efforce de plaire à la reine comme s’il l’aimait, et il obéit à don Salluste comme s’il la méprisait assez pour la flétrir sans remords.