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DU VANDALISME.

carlisme et le jésuitisme, et qui, dans tous les cas, n’avait rien fait pour la ville de Dijon ! Et le conseil municipal s’est rangé de cet avis. Je regrette, pour mon compte, que par voie d’amendement on n’ait pas nommé la porte d’après un homme aussi éclairé que cet orateur ; mais, dans tous les cas, il aura été récompensé par la sympathie et l’approbation de M. Eusèbe Salverte, qui, dans la dernière session, a si énergiquement blâmé le ministère d’avoir consacré quelques faibles sommes à l’entretien de l’église de Vézelay, où saint Bernard, en prêchant la seconde croisade, avait trouvé moyen de plonger les populations fanatisées plus avant dans la stagnation féodale.

Si maintenant nous passons des autorités municipales à la troisième des catégories de vandales que j’ai autrefois établies, celle des propriétaires, il nous faut avouer que le mal, moins facile à connaître et à dénoncer, est peut-être là plus vaste encore que partout ailleurs. Nul ne saurait mesurer toute la portée de ces dévastations intimes : comme le travail de la taupe, elles échappent à l’examen et à l’opposition. Ce qu’il y a de plus fâcheux pour l’art dans les dispositions de la plupart des propriétaires français, c’est leur horreur des ruines. Autrefois on fabriquait des ruines artificielles dans les jardins à l’anglaise ; aujourd’hui on trouve aux ruines véritables des édifices les plus curieux un air incomfortable, que l’on s’empresse de faire disparaître, en achevant leur démolition. Celui qui aura sur ses domaines quelques débris du château de ses pères, ou d’une abbaye incendiée à la révolution, au lieu de comprendre tout ce qu’il peut y avoir d’intérêt historique ou de beauté pittoresque dans ces vieilles pierres, n’y verra qu’une carrière à exploiter. C’est ainsi qu’ont disparu notamment toutes les belles églises anciennes des monastères, dont on a quelquefois utilisé les bâtimens d’habitation ; c’est ainsi, par exemple, que nous avons vu vendre dernièrement jusqu’à la dernière pierre de l’église de Foigny en Thiérache, près la Capelle, église fondée par saint Bernard, qui avait quatre cents pieds de long, et qui subsistait encore, il y a quelques années, dans toute sa pure et native beauté ; et on a pu faire disparaître ce magnifique édifice, sans qu’une seule réclamation se soit élevée pour conserver à la contrée environnante son plus bel ornement et une preuve vivante de son importance historique. Près de là, dans un site bien boisé et très solitaire, à Bonne-Fontaine, près Aubenton, abbaye fondée en 1153, on voit encore le transsept méridional et six arcades de la nef de l’église qui est évidemment du XIIe siècle : mais l’année prochaine on ne les verra peut-être plus, parce que l’acquéreur installé dans l’abbatiale en arrache chaque jour quelques pierres pour les besoins de son ménage. Il y a quinze jours, un ouvrier était occupé à dépecer la grande rosace qui formait l’antéfixe du transsept, et qui, laissée à nu par la destruction du pignon, se découpait à jour sur le ciel, et produisait un effet aussi original que pittoresque, On ne conçoit pas qu’un esprit de spéculation purement industrielle n’inspire pas mieux, et qu’on ne songe jamais aux voyageurs nombreux qu’on éloigne en dépouillant le pays de toute sa parure, de tout ce qui peut distraire de l’ennui, éveiller la curiosité ou attirer l’étude. Quelle différence déplorable pour nous