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ame qui ne reçoit de la société vivante aucune impulsion, et qui, dans une suite de jours semblables, puise goutte à goutte sa vie céleste à une source toujours pleine et limpide, les transformations intellectuelles s’opèrent insensiblement et sans qu’il soit possible de marquer la limite exacte de chacune de ses phases. De même que, d’un petit enfant que tu étais, mon cher Angel, tu es devenu, par une gradation incessante, mais inappréciable à ton attention journalière, un adolescent, et puis un jeune homme, de même je devins, de catholique, réformiste, et de réformiste, philosophe.

Jusque-là tout avait bien été, et, tant que ces études furent pour moi purement historiques, j’éprouvai les plus vives et les plus intimes jouissances. C’était un bonheur indicible pour moi que de pénétrer, dégagé des réserves et des restrictions catholiques, dans les sublimes existences de tant de grands hommes, jusque-là méconnus, et dans les clartés splendides de tant de chefs-d’œuvre, jusqu’alors incompris. Mais plus j’avançais dans cette connaissance, plus je sentais la nécessité d’opter pour un système ; car je croyais voir l’impossibilité d’établir un lien entre toutes ces croyances et toutes ces doctrines diverses. Je ne pouvais plus croire à la révélation, depuis que tant de philosophes et de sages s’étaient levés autour de moi et m’avaient donné de si grands enseignemens, sans se targuer d’aucun commerce exclusif avec la Divinité. Saint Paul ne me paraissait pas plus inspiré que Platon, et Socrate ne me semblait pas moins digne de racheter les fautes du genre humain que Jésus de Nazareth. L’Inde ne me semblait certes pas moins éclairée dans l’idée de la Divinité que la Judée. Jupiter, à le suivre dans la pensée que les grands esprits du paganisme avaient eue de lui, ne me semblait pas un Dieu inférieur à Jéhovah. En un mot, tout en conservant la plus haute vénération et le plus pur enthousiasme pour le Crucifié, je ne voyais guère de raison pour qu’il fût le fils de Dieu plus que Pythagore, et pour que les disciples de celui-ci ne fussent pas les apôtres de la foi aussi bien que les disciples de Jésus. Bref, en lisant les réformistes, j’avais cessé d’être catholique ; en lisant les philosophes, je cessai d’être chrétien.

Je gardai pour toute religion une croyance pleine de désir et d’espoir en la Divinité, le sentiment inébranlable du juste et de l’injuste, un grand respect pour toutes les religions et pour toutes les philosophies, l’amour du bien et le besoin du vrai. Peut-être aurais-je pu en rester là, et vivre assez paisible avec ces grands instincts et beaucoup d’humilité ; mais voilà peut-être ce qui est impossible à un ca-