Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 16.djvu/431

Cette page a été validée par deux contributeurs.
427
REVUE. — CHRONIQUE.

obscurs et de la dernière classe du peuple. La plupart, au contraire, appartenaient à des familles connues et influentes ; eux-mêmes avaient dans la société du pays une position personnelle assez élevée, soit qu’ils exerçassent des professions libérales, soit qu’ils fussent de riches propriétaires, soit même que la confiance de leurs concitoyens les eut portés à la chambre d’assemblée, pour y faire au gouvernement anglais cette opposition persévérante qui avait entièrement désorganisé l’administration du Canada. De ces prisonniers, les uns étaient réellement coupables ou de conspiration ou de révolte à main armée, les autres n’étaient que suspects, à fort bon droit, il est vrai ; et en les faisant arrêter, on avait voulu enlever d’avance à l’insurrection les hommes qui se seraient mis à la tête du gouvernement qu’elle aurait essayé de fonder, si elle avait obtenu quelque avantage important. Il ne manquait pas de gens en Amérique et en Angleterre qui appelaient sur ces vaincus toutes les rigueurs de la loi, tous les abus de la force, qui imposaient au ministère, comme un devoir sacré, une réaction impitoyable, pour punir les méchans, disaient-ils, et rassurer les bons citoyens, qui, au péril de leur vie, avaient si courageusement maintenu la glorieuse intégrité de l’empire. Je crois qu’il y eut même un moment où le sentiment national se prononça fortement pour une répression très vigoureuse, dont l’énergie aurait pu se confondre avec la cruauté sans encourir la réprobation populaire. Le ministère anglais, je le dis à son honneur, sut résister à cet entraînement, et lord Durham, d’accord avec lui, partit d’Angleterre bien décidé à ne pas exagérer la répression, à user de clémence, à répandre le moins de sang possible. Ils avaient raison l’un et l’autre. Comment l’Angleterre civilisée, comment le gendre de lord Grey, comment un ancien ministre de la réforme auraient-ils pu, à la face de l’Europe, renouveler au Canada les exécutions inutiles, les froides atrocités qui ont déshonoré, pendant toute la guerre de l’indépendance dans l’Amérique du Sud, et le gouvernement espagnol et la plupart des chefs dont il s’est servi ? D’ailleurs, si les morts ne reviennent pas, les vivans, qui restent toujours en plus grand nombre, se souviennent et se vengent, eux, les leurs et leur pays ; et il se serait encore présenté un autre inconvénient dans l’application d’un système impitoyable au Canada : c’est qu’il aurait fallu couvrir le pays de commissions militaires pour échapper à la juridiction ordinaire, qui, à peu d’exceptions près, aurait absous les accusés politiques ; mais c’eut été aggraver le mécontentement général, et peut-être provoquer de nouveaux désordres au sein d’une population sourdement agitée, qui avait perdu les garanties publiques, et ne se serait pas vu, sans frémir, dépouiller encore des garanties privées. Je vous dirai tout à l’heure quelle fut la conduite de lord Durham relativement aux questions de personnes.

Les questions de personnes se présentaient les premières ; mais de plus graves et de plus difficiles apparaissaient dans le lointain. Il ne s’agissait pas seulement de réformer quelques abus, d’améliorer quelques lois, de faire quelques concessions. Il y avait à réorganiser un gouvernement constitu-