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ses écrits. Ainsi il montre, à un endroit, que le mélange de vie active et contemplative dans le prélat est plus parfait, plus favorable à la charité, que la vie purement contemplative des moines. Les idées exclusives de son temps le trouvent rarement pour partisan : il condamne énergiquement le duel, il regarde la dîme comme une obligation du droit positif humain et non du droit évangélique ; sa théorie sur les rapports des évêques et du pape n’a pas été dépassée par la pragmatique de saint Louis. De plus, en philosophie, malgré son juste respect pour le génie de saint Thomas, il maintient la liberté de discussion contre l’enthousiasme servile et absurde des thomistes. Dans le triple point de vue de la politique, de la religion et de la science, Henri de Gand s’est donc montré un esprit net et droit, élevé au-dessus des préventions de son époque. Il mourut d’une fièvre violente en 1293, après avoir enseigné la philosophie dans le collége récemment fondé par Robert Sorbon, et il fut enterré dans la cathédrale de Notre-Dame de Tournay. Depuis, le nom du Docteur solennel est tombé dans un complet oubli, quoique l’ordre des servites l’ait réclamé à tort parmi ses membres. Archange Giani, qui a fait l’histoire de cet ordre, s’élève avec violence contre ceux qui osent avancer une opinion contraire, et Scarparius, professeur de théologie à Ferrare, dans son édition de Henri, en 1646, prend le ton du dithyrambe, dans la même intention. Cela pourtant se passait au temps de Descartes ; c’est que les ordres monastiques, dit fort bien M. Huet, restaient seuls dépositaires de l’esprit du moyen-âge.

On a trois ouvrages imprimés de Henri de Gand ; deux sont philosophiques, la Summa theologiæ, qui comprend un système assez complet de théodicée chrétienne, et les Quotlibeta vulgo aurea, où diverses questions de théologie, de philosophie, de physique, de discipline casuistique et de politique même, sont tour à tour résolues. Le troisième ouvrage, intitulé : Liber de scriptoribus illustribus, est destiné à faire suite à l’écrit analogue de saint Jérôme, continué par Sigebert, moine de Gemblours. Il contient de curieux jugemens sur Fulbert de Chartres, Abélard, saint Bernard, Guillaume de Saint-Amour, Pierre Lombard, Jacques de Vitry, saint Thomas, Richard de Saint-Victor, Gauthier de Châtillon et quelques autres écrivains de cette époque. Les documens contemporains, et les jugemens du temps sur la littérature du XIIIe siècle sont trop curieux à recueillir pour que cet opuscule ne soit pas un élément indispensable de l’histoire littéraire du moyen-âge.

Avant d’aborder la doctrine philosophique de Henri de Gand, M. Huet jette un coup d’œil général sur la scholastique, et s’interroge sur la bizarre alliance de la philosophie mystique avec une forme aussi sévère, aussi subtile, que celle des argumentations du moyen-âge. Comment saint Bonaventure n’excluait-il pas Pierre Lombard ? Comment le mot de l’école n’est-il pas ici applicable : Expressio unius est exclusio alterius. L’unité manque dans la scholastique, puisque tour à tour Platon et Aristote, les néoplatoniciens, les doctrines orientales, trouvèrent des partisans, à côté de l’ascétisme chrétien.