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DE LA TRAGÉDIE.

Ceci mérite qu’on l’examine, car c’est là qu’on peut trouver la différence de son temps au nôtre, et par conséquent, les motifs qui doivent nous faire tenter une autre voie.

On s’attend peut-être que je vais parler des mœurs de la cour de Louis XIV, et essayer de prouver, après mille autres, que Racine a subi l’influence de cette cour efféminée ; cela est probable, mais c’est une autre raison beaucoup moins relevée, beaucoup plus réelle et matérielle, que je soumettrai ici au lecteur. « Un des plus grands obstacles, dit Voltaire, qui s’opposent, sur notre théâtre, à toute action grande et pathétique, est la foule des spectateurs confondue avec les acteurs… Les bancs qui sont sur le théâtre rétrécissent la scène, et rendent toute action presque impraticable… Il ne faut pas s’y méprendre ; un inconvénient tel que celui-là seul a suffi pour priver la France de beaucoup de chefs-d’œuvre qu’on aurait sans doute hasardés, si on avait eu un théâtre libre, propre pour l’action, et tel qu’il est chez toutes les autres nations de l’Europe… Cinna, Athalie, méritaient d’être représentés ailleurs que dans un jeu de paume, au bout duquel on a élevé quelques décorations du plus mauvais goût, et dans lequel les spectateurs sont placés, contre tout ordre et contre toute raison, les uns debout sur le théâtre même, les autres debout dans ce qu’on appelle parterre… Comment oserions-nous faire paraître, par exemple, l’ombre de Pompée ou le génie de Brutus au milieu de tant de jeunes gens qui ne regardent jamais les choses les plus sérieuses que comme l’occasion de dire un bon mot ?… Comment apporter le corps de César sanglant sur la scène ; comment faire descendre une reine éperdue dans le tombeau de son époux, et l’en faire sortir mourante de la main de son fils, au milieu d’une foule qui cache et le tombeau, et le fils, et la mère, et qui énerve la terreur du spectacle par le contraste du ridicule ?… Comment cela peut-il s’exécuter sur une scène étroite, au milieu d’une foule de jeunes gens qui laissent à peine dix pieds de place aux acteurs ? De là vient que la plupart des pièces ne sont que de longues conversations… Il faut convenir que, d’environ quatre cents tragédies qu’on a données au théâtre, depuis qu’il est en possession de quelque gloire en France ; il n’y en a pas dix ou douze qui ne soient fondées sur une intrigue d’amour, plus propre à la comédie qu’au genre tragique. C’est presque toujours la même pièce, le même nœud, formé par une jalousie et une rupture, et dénoué par un mariage ; c’est une coquetterie continuelle, une simple comédie où des princes sont ac-