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DE LA TRAGÉDIE.

sans caractère, mêlé de vices et de vertus, qui ne soit ni méchant ni bon, mais malheureux par une erreur ou par une faute involontaire. » C’était ainsi que les poètes antiques apprenaient aux hommes à se soumettre, à se courber sans murmurer devant la Destinée. Ils croyaient leur donner une leçon plus salutaire en leur montrant leurs semblables persécutés, accablés, par un pouvoir injuste, capricieux, inexorable, qu’en faisant triompher la vertu aux dépens du vice, comme on en use aujourd’hui.

Mais ce qu’ils nommaient destin ou fatalité n’existe plus pour nous. La religion chrétienne d’une part, et d’ailleurs la philosophie moderne, ont tout changé ; il ne nous reste que la Providence et le hasard ; ni l’un ni l’autre ne sont tragiques. La Providence ne ferait que des dénouemens heureux ; et quant au hasard, si on le prend pour élément d’une pièce de théâtre, c’est précisément lui qui produit ces drames informes où les accidens se succèdent sans motif, s’enchaînent sans avoir de lien, et se dénouent sans qu’on sache pourquoi, sinon qu’il faut finir la pièce. Le hasard, cessant d’être un dieu, n’est plus qu’un bateleur. Corneille fut le premier qui s’aperçut de la distance qui, sous ce rapport, nous sépare des temps passés ; il vit que l’antique élément avait disparu, et il entreprit de le remplacer par un autre. Ce fut alors qu’en lisant Aristote et en étudiant ses principes, il remarqua que si ce grand maître recommande surtout la fatalité, il permet aussi au poète de peindre l’homme conduit au malheur seulement par ses passions ; les anciens eux-mêmes l’avaient fait, dans l’Electre et dans le Thyeste. Corneille se saisit de cette source nouvelle ; à peine eut-elle jailli devant lui qu’il la changea en fleuve ; il résolut de montrer la passion aux prises avec le devoir, avec le malheur, avec les liens du sang, avec la religion ; la pièce espagnole de Guillen de Castro lui sembla la plus propre à développer sa pensée ; il en fit une imitation qui est restée et restera toujours comme un chef-d’œuvre ; puis, comme il était aussi simple qu’il était grand, il écrivit une poétique, afin de répandre le trésor qu’il avait trouvé, ce dont Racine profita si bien. Par cette poétique, il consacra le principe dont il était question tout à l’heure, c’est-à-dire de faire périr le personnage intéressant par une cause qui est en lui et non hors de lui, comme chez les Grecs.

La passion est donc devenue la base, ou plutôt l’axe des tragédies modernes. Au lieu de se mêler à l’intrigue pour la compliquer et pour la nouer comme autrefois, elle est maintenant la cause première. Elle naît d’elle-même et tout vient d’elle : une passion et un obstacle,