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DE LA TRAGÉDIE.

teur relèvera de lui-même mes erreurs, et de plus habiles que moi décideront.

Tout le monde sait l’histoire de la tragédie. Née pendant la vendange dans le chariot de Thespis, et ne signifiant alors que le chant du bouc[1], élevée tout à coup, comme par enchantement, sur les gigantesques tréteaux d’Eschyle, corrigée par Sophocle, adoucie par Euripide, énervée par Sénèque, errante et abandonnée pendant douze siècles, retrouvée en Italie par Trissino, apportée en France par Jodelle et Garnier, son véritable père chez nous fut le grand Corneille ; Racine, bien que plus tendre et plus passionné que l’auteur du Cid, suivit les lois que celui-ci avait posées ; Voltaire et Crébillon tentèrent à demi de se rapprocher de l’antique ; le reste ne fut qu’une longue imitation, où brillent de temps à autre quelques bons ouvrages. Ainsi est venue la tragédie jusqu’à nos écrivains d’aujourd’hui, qu’il ne m’appartient pas de juger, mais parmi lesquels ce serait une faute de ne pas citer ici MM. Casimir Delavigne, qu’on n’oublie pas, et Lemercier qu’on oublie trop.

Au milieu de si rudes traversées, la tragédie a nécessairement subi de nombreuses transformations. Il n’y a cependant que deux époques importantes et que deux maîtres, Sophocle et Corneille. Le premier a fondé la tragédie ancienne, le second la moderne, fort différentes l’une de l’autre ; au-dessus de ces deux génies en domine un troisième, le plus grand peut-être de l’antiquité. Notre siècle est si extravagant et si puérilement railleur qu’on y hésite à nommer Aristote. Grâce aux quolibets de quelques ignorans, on a rendu presque ridicule le nom de cet homme qui, n’ayant pour guide que son jugement, pour règle que son coup d’œil, en philosophie, en zoologie, en littérature, dans presque toutes les sciences, a posé des bases aussi vieilles, aussi impérissables que le monde.

Je ne prétends pas le suivre dans sa poétique, ni Corneille dans son discours des trois unités ; ce seraient trop de détails inutiles : je me bornerai à indiquer rapidement la différence de la tragédie antique et de la tragédie moderne, afin de venir clairement jusqu’à nous.

La tragédie est la représentation d’une action héroïque, c’est-à-dire qu’elle a un objet élevé, comme la mort d’un roi, l’acquisition d’un trône, et pour acteurs des rois, des héros ; son but est d’exciter la terreur et la pitié. Pour cela, elle doit nous montrer les hommes dans le péril et dans le malheur, dans un péril qui nous effraie, dans

  1. Τραγος ωδη.