le goût des juges sévères, si les fautes de Manon et l’indulgence empressée de Desgrieux sont parfois racontées avec une crudité que n’avoue pas la poésie, la dernière partie défie les reproches. On sent à chaque page que Desgrieux, en défendant Manon, défend sa propre vie. Manon morte, Desgrieux n’aura plus aucune raison de vivre. S’il se résigne à demeurer parmi les vivans, il se réfugiera dans le passé ; inutile à la société, inutile à lui-même, il ne jouera aucun rôle : il se souviendra.
Le style de Manon Lescaut n’est certainement pas d’une pureté irréprochable ; il est facile de relever dans les deux cents pages de ce récit des taches que Prévost connaissait sans doute, et qu’il aurait effacées si le temps ne lui eût pas manqué pour relire ses ouvrages. Habitué à produire sans relâche, n’ayant d’autre plaisir, d’autre souci que d’inventer presque chaque jour des épisodes nouveaux, charmé autant qu’occupé de la peinture et de l’analyse des passions, il n’a jamais eu le désir ni l’espérance de mettre le style de Manon Lescaut à l’abri des reproches. Mais le style de cet ouvrage, tel qu’il est, avec les défauts incontestables qui le déparent, est plein de puissance et d’entraînement. Il est spontané, abondant, comme la pensée même de l’auteur. Prévost prévoit bien rarement le parti qu’il pourra tirer de la pensée qui lui arrive ; il traite la parole comme la pensée, avec une imprévoyance qui passerait pour de la paresse, si chaque page ne démontrait pas que l’auteur exprime de son mieux l’idée qu’il n’a pas pris le temps de choisir. Nous sommes loin assurément de recommander l’improvisation comme une méthode littéraire, car l’improvisation, prise en elle-même, équivaut à la négation de l’art sérieux ; mais nous sommes forcé de reconnaître que Prévost, une fois en sa vie, a été admirablement servi par l’improvisation. Le style de Manon Lescaut, malgré ses incorrections, est d’un naturel constant, d’une clarté parfaite. Il est vivant, animé, riche en images, semé de comparaisons heureuses, et n’est jamais attiédi par des artifices de rhéteur. Il est né avec la pensée, il la suit partout avec une exemplaire fidélité ; inégal, désordonné comme elle, il ne laisse jamais languir l’attention. Lorsqu’il lui arrive d’appeler à son secours un rapprochement trivial, il trouve moyen de racheter, d’expier cette faute par la rapidité du récit. L’esprit, blessé par cette faute de goût, n’a pas le temps d’analyser l’impression qu’il éprouve, et oublie son déplaisir avant d’en avoir pénétré la cause. À proprement parler, les défauts et les mérites de ce livre n’ont rien de littéraire. C’est une sorte de confession plutôt qu’une œuvre d’imagination ; c’est avec le cœur plutôt