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SPIRIDION.

deux années, j’avais dévoré tous les volumes de notre bibliothèque qui traitaient des sciences, de l’histoire et de la philosophie. Mais, quand j’eus franchi ce premier pas, je m’aperçus que je n’avais rien fait que de tourner dans le cercle restreint où le catholicisme avait enfermé ma vie passée. Je me sentais fatigué, et je voyais bien que je n’avais pas travaillé ; mon esprit était attiédi et affaissé sous le poids de ces controverses incroyablement subtiles et patientes du moyen-âge, que j’avais abordées courageusement. Ma confiance dans l’infaillibilité de l’église n’avait pas eu le moindre combat à soutenir, puisque tous ces écrits tendaient à proclamer et à défendre les oracles de Rome ; mais précisément cette lutte sans adversaires et cette victoire sans péril me laissaient froid et mécontent. Ma foi avait perdu cette vigueur aventureuse, ce charme de sublime poésie qu’elle avait eus auparavant. Les grands éclairs de génie qui traversaient ce fatras d’écrits scolastiques, ne compensaient pas l’inutilité verbeuse de la plupart d’entre eux. D’ailleurs, ces réfutations véhémentes de doctrines qu’il était défendu d’examiner ne pouvaient satisfaire un esprit qui s’était imposé la tâche de connaître et de comprendre par lui-même. Je résolus de lire les écrits des hérétiques. La bibliothèque du couvent n’était pas, comme aujourd’hui, rassemblée dans plusieurs pièces réunies sous la même clé. La collection des auteurs hérétiques, impies et profanes, que Spiridion avait tant de fois interrogée, était restée enfouie dans une pièce inaccessible aux jeunes religieux, et très éloignée de la bibliothèque sacrée. Ce cabinet réservé était situé au bout de la grande salle du chapitre, celle même où jadis l’abbé Spiridion, avant et après sa mort, s’était promené si solennellement à de certaines heures. Cette précieuse collection était restée pour les uns un objet d’horreur et d’effroi, pour la plupart un objet d’indifférence et de mépris. Un statut du fondateur en interdisait la destruction, l’ignorance et la superstition en gardaient l’entrée. Je fus le premier peut-être, depuis le temps d’Hébronius, qui osa secouer la poussière de ces livres vénérables.

Je ne pris pas une telle résolution sans une secrète épouvante ; mais il faut dire aussi qu’il s’y mêlait une curiosité ardente et pleine de joie. L’émotion solennelle que j’éprouvai en entrant dans ce sanctuaire avait donc plus de charme que d’angoisse, et je franchis le seuil tellement absorbé par mes sensations intimes, que je ne songeai même pas à demander la permission aux supérieurs. Cette permission ne s’obtenait pas aisément, comme tu peux le croire,