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de l’amitié que rien ne peut remplacer. Fulgence étant donc tombé en paralysie, je fus mandé auprès de lui. Le choix qu’il faisait de moi en cette occurence eut lieu de me surprendre, car je le connaissais à peine, et il n’avait jamais semblé me distinguer, tandis qu’il était sans cesse entouré de fervens disciples et d’amis empressés. Objet des persécutions et des méfiances de l’ordre, durant les années qui suivirent la mort de l’abbé, il avait fini par faire sa paix à force de douceur et de bonté. De guerre lasse, on avait cessé de lui demander compte des écrits hérétiques qu’on soupçonnait être sortis de la plume d’Hébronius, et on se persuadait qu’il les avait brûlés. Les conjectures sur le grand œuvre étaient passées de mode depuis que l’esprit du xviiie siècle s’était infiltré dans nos murs. Nous avions au moins dix bons pères philosophes, qui lisaient Voltaire et Rousseau en cachette, et qui poussaient l’esprit fort jusqu’à rompre le jeûne et soupirer après le mariage. Il n’y avait plus que le portier du couvent, vieillard de quatre-vingts ans, contemporain du père Fulgence, qui mêlât les superstitions du passé à l’orgueil du présent. Il parlait du vieux temps avec admiration, de l’abbé Spiridion avec un sourire mystérieux, et de Fulgence lui-même avec une sorte de mépris, comme d’un ignorant et d’un paresseux qui eût pu faire part de son secret et enrichir le couvent, mais qui avait peur du diable et faisait niaisement son salut. Cependant il y avait encore de mon temps plusieurs jeunes cerveaux que la vie et la mort d’Hébronius tourmentaient comme un problème. J’étais de ce nombre, mais je dois dire que, si le sort de cette grande ame dans l’autre vie m’inspirait quelque inquiétude, je ne partageais aucune des imbéciles terreurs de ceux qui n’osaient prier pour elle, de peur de la voir apparaître. Une superstition, qui durera tant qu’il y aura des couvens, condamnait son spectre à errer sur la terre jusqu’à ce que les portes du purgatoire tombassent tout-à-fait devant son repentir ou devant les supplications des hommes. Mais, comme, selon les moines, il est de la nature des spectres de s’acharner après les vivans qui veulent bien s’occuper d’eux pour en obtenir toujours plus de messes et de prières, chacun se gardait bien de prononcer son nom dans les commémorations particulières.

Pour moi, j’avais souvent réfléchi aux choses étranges qu’on racontait au noviciat sur les anciennes apparitions de l’abbé Spiridion. Aucun novice de mon temps ne pouvait affirmer avoir vu ou entendu l’esprit ; mais certaines traditions s’étaient perpétuées dans cette école avec les commentaires de l’ignorance et de la peur, élémens