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SPIRIDION.

— Fulgence ! dit-il, que peut signifier ce mot passé ? et quelle action veut marquer ce verbe : n’être plus ? Ne sont-ce pas là des idées créées par l’erreur de nos sens et l’impuissance de notre raison ? Ce qui a été peut-il cesser d’être, et ce qui est peut-il n’avoir pas été de tout temps ?

— Est-ce à dire, maître, lui répliqua le simple Fulgence, que vous ne mourrez point, ou que je vous verrai encore après que vous ne serez plus ?

— Je ne serai plus et je serai encore, répondit le maître. Si tu ne cesses pas de m’aimer, tu me verras, tu me sentiras, tu m’entendras partout. Ma forme sera devant tes yeux, parce qu’elle restera gravée dans ton esprit ; ma voix vibrera à ton oreille, parce qu’elle restera dans la mémoire de ton cœur ; mon esprit se révélera encore à ton esprit, parce que ton ame me comprend et me possède. Et peut-être, ajouta-t-il avec une sorte d’enthousiasme et comme frappé d’une idée nouvelle, peut-être te dirai-je, après ma mort, ce que mon ignorance et la tienne nous ont empêchés de découvrir ensemble et de nous communiquer l’un à l’autre. Peut-être ta pensée fécondera-t-elle la mienne ; peut-être la semence laissée par moi dans ton ame fructifiera-t-elle, échauffée par ton souffle. Prie, prie ! et ne pleure pas. Rappelle-toi que le jeune prophète Élysée demanda pour toute grâce au Seigneur qu’il mît sur lui une double part de l’esprit du prophète Élie, son maître. Nous sommes tous prophètes aujourd’hui, mon enfant. Nous cherchons tous la parole de vie et l’esprit de vérité.

Le dernier jour, l’abbé reçut les sacremens avec tout le calme et toute la dignité d’un homme qui accomplit un acte extérieur et qui l’accepte comme un symbole respectable. Il reçut tous les adieux de ses frères, leur donna sa dernière bénédiction, et, se tournant vers Fulgence, il lui dit tout bas au moment où celui-ci, le voyant si fort et si tranquille, espérait presque qu’une crise favorable s’opérait et que son ami allait lui être rendu :

— Fais-les sortir, Fulgence ; je veux être seul avec toi. Hâte-toi, je vais mourir.

Fulgence, consterné, obéit, et quand il fut seul avec l’abbé, il lui demanda, en tremblant et en pleurant, d’où lui venait, dans un moment où il semblait si calme, la pensée que sa vie allait finir si vite.

— Je me sens extraordinairement bien en effet, répondit Spiridion, et si je m’en rapportais au bien-être que j’éprouve dans mon corps et dans mon ame, je croirais volontiers que je ne fus jamais plus fort et mieux portant. Mais il est certain que je vais mourir, car