Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 16.djvu/316

Cette page a été validée par deux contributeurs.
312
REVUE DES DEUX MONDES.

m’en suis jamais donné la peine. Elle plaisait à mon imagination, et j’eusse été affligé de la condamner au néant des erreurs jugées. Ces discours te causent quelque surprise, je le vois. Tu m’as vu repousser si durement les tentatives de nos visionnaires et railler d’une manière si impitoyable leurs hallucinations, que tu penses peut-être qu’en cet instant mon cerveau s’affaiblit. Je sens au contraire que les voiles se dégagent, et il me semble que jamais je n’ai pénétré avec plus de lucidité dans les perceptions inconnues d’un nouvel ordre d’idées. À l’heure d’abdiquer l’exercice de la raison superbe, l’homme sincère, sentant qu’il n’a plus besoin de se défendre des terreurs de la mort, jette son bouclier et contemple d’un œil calme le champ de bataille qu’il abandonne. Alors il peut voir que, de même que l’ignorance et l’imposture, la raison et la science ont leurs préjugés, leurs aveuglemens, leurs négations téméraires, leurs étroites obstinations. Que dis-je ? il voit que la raison et la science humaines ne sont que des aperçus provisoires, des horizons nouvellement découverts, au-delà desquels s’ouvrent des horizons infinis, inconnus encore, et qu’il juge insaisissables, parce que la courte durée de sa vie et la faible mesure de ses forces ne lui permettent pas de pousser plus loin son voyage. Il voit, à vrai dire, que la raison et la science ne sont que la supériorité d’un siècle relativement à un autre, et il se dit en tremblant que les erreurs qui le font sourire en son temps ont été le dernier mot de la sagesse humaine pour ses devanciers. Il peut se dire que ses descendans riront également de sa science, et que les travaux de toute sa vie, après avoir porté leurs fruits pendant une saison, seront nécessairement rejetés comme le vieux tronc d’un arbre qu’on recèpe. Qu’il s’humilie donc alors, et qu’il contemple avec un calme philosophique cette suite de générations qui l’ont précédé et cette suite de générations qui le suivront ; et qu’il sourie en voyant le point intermédiaire où il a végété, atome obscur, imperceptible anneau de la chaîne infinie ! Qu’il dise : J’ai été plus loin que mes ancêtres, j’ai grossi ou épuré le trésor qu’ils avaient conquis. Mais qu’il ne dise pas : Ce que je n’ai pas fait est impossible à faire, ce que je n’ai pas compris est un mystère incompréhensible, et jamais l’homme ne surmontera les obstacles qui m’ont arrêté. Car cela serait un blasphème, et ce serait pour de tels arrêts qu’il faudrait rallumer les bûchers où l’inquisition jette les écrits des novateurs.

Ce jour-là, Spiridion mit sa tête dans ses mains, et ne s’expliqua pas davantage. Le lendemain, il reprit un entretien qui semblait lui plaire et le distraire de ses souffrances.