mène au besoin du vrai, et l’heure peut sonner où ton esprit sincère aura soif et faim de l’absolu. Je ne veux pas alors que tu cries en vain vers le ciel, et que tu répandes sur une ignorance incurable des larmes inexaucées. Je laisse après moi une essence de moi, la meilleure partie de mon intelligence, quelques pages, fruit de toute une vie de méditations et de travaux. De toutes les œuvres qu’ont enfantées mes longues veilles, c’est la seule que je n’aie pas livrée aux flammes, parce que c’était la seule complète. Là je suis tout entier ; là est la vérité. Or, le sage a dit de ne pas enfouir les trésors au fond des puits. Il faut donc que cet écrit échappe à la brutale stupidité de ces moines. Mais comme il ne doit passer qu’en des mains dignes de le toucher et s’ouvrir qu’à des yeux capables de le comprendre, j’y veux mettre une condition, qui sera en même temps une épreuve. Je veux l’emporter dans la tombe, afin que celui de vous qui voudra un jour le lire ait assez de courage pour braver de vaines terreurs en l’arrachant à la poussière du sépulcre. Ainsi, écoute ma dernière volonté. Dès que j’aurai fermé les yeux, place cet écrit sur ma poitrine. Je l’ai enfermé moi-même dans un étui de parchemin, dont la préparation particulière pourrait le garantir de la corruption durant plusieurs siècles. Ne laisse personne toucher à mon cadavre ; c’est là un triste soin qu’on ne se dispute guère et qu’on te laissera volontiers. Roule toi-même le linceul autour de mes membres exténués, et veille sur ma dépouille d’un œil jaloux, jusqu’à ce que je sois descendu dans le sein de la terre avec mon trésor, car le temps n’est pas venu où tu pourrais toi-même en profiter. Tu n’en adopterais l’esprit que sur la foi de ma parole, et cette foi ne suffirait pas à l’épreuve d’une lutte chaque jour renouvelée contre toi par le catholicisme. Comme chaque génération de l’humanité, chaque homme a ses besoins intellectuels, dont la limite marque celle de ses investigations et de ses conquêtes. Pour lire avec fruit ces lignes que je confie au silence de la tombe, il faudra que ton esprit soit arrivé, comme le mien, à la nécessité d’une transformation complète. Alors seulement tu dépouilleras sans crainte et sans regret le vieux vêtement, et tu revêtiras le nouveau avec la certitude d’une bonne conscience. Quand ce jour luira pour toi, brise sans inquiétude la pierre et le métal, ouvre mon cercueil, et plonge dans mes entrailles desséchées une main ferme et pieuse. Ah ! quand viendra cette heure, il me semble que mon cœur éteint tressaillera comme l’herbe glacée au retour d’un soleil de printemps, et que du sein de ses transformations infinies mon esprit entrera en commerce immédiat avec le tien :
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