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ni de loi absolue ; mais une sorte de raison instinctive, que rien ne pouvait anéantir ni détourner, le guidait dans toutes ses actions, et le conduisait au juste. Ce fut probablement par ce côté qu’il se rattacha à la vie ; en sentant fermenter ces généreux sentimens, il se dit que l’étincelle sacrée n’avait pas cessé de brûler en lui, mais seulement de briller, et que Dieu veillait encore dans son cœur, bien que caché à son intelligence par des voiles impénétrables. Que ce fût cette idée ou une autre qui le ranimât, toujours est-il qu’on vit peu à peu son front s’éclaircir, et ses yeux, ternis par les larmes, reprendre leur ancien éclat. Il se remit avec plus d’ardeur que jamais aux travaux qu’il avait abandonnés, et commença à mener une vie plus retirée encore qu’auparavant. Ses ennemis se réjouirent d’abord, espérant que c’était la maladie qui le retenait dans la solitude ; mais leur erreur ne fut pas de longue durée. L’abbé, au lieu de s’affaiblir, reprenait chaque jour de nouvelles forces, et semblait se retremper dans les fatigues toujours plus grandes qu’il s’imposait. À quelque heure de la nuit que l’on regardât sa fenêtre, on était sûr d’y voir de la lumière, et les curieux qui s’approchaient de sa porte pour tâcher de connaître l’emploi qu’il faisait de son temps, entendaient presque toujours dans sa cellule le bruit de feuillets qui se tournaient rapidement, ou le cri d’une plume sur le papier, souvent des pas mesurés et tranquilles, comme ceux d’un homme qui médite. Quelquefois même des paroles inintelligibles arrivaient aux oreilles des espions, et des cris confus, pleins de colère ou d’enthousiasme, les clouaient d’étonnement à leur place ou les faisaient fuir d’épouvante. Les moines, qui n’avaient rien compris à l’abattement de l’abbé, ne comprirent rien à son exaltation. Ils se mirent à chercher la cause de son bien-être, le but de ses travaux, et leurs sottes cervelles n’imaginèrent rien de mieux que la magie. La magie ! comme si les grands hommes pouvaient rapetisser leur intelligence immortelle au métier de sorcière, et consacrer toute leur vie à souffler dans des fourneaux pour faire apparaître aux enfans effrayés des diables à queue de chien avec des pieds de bouc ! Mais la matière ignorante ne comprend rien à la marche de l’esprit, et les hiboux ne connaissent pas les chemins par où les aigles vont au soleil.

Cependant la monacaille n’osa pas dire tout haut son opinion, et la calomnie erra honteusement dans l’ombre autour du maître, sans oser l’attaquer en face. Il trouva, dans la terreur qu’inspiraient à ses imbéciles ennemis des machinations imaginaires, une sécurité qu’il n’aurait pas trouvée dans la vénération due à son génie et à sa vertu.