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Le Torghat est coupé de haut en bas par une ouverture qui a, dit-on, trois cents pieds de haut, et qui le traverse dans toute son épaisseur. On raconte qu’un géant, dont on voit encore, à douze milles de là, le buste pétrifié, lança un jour une flèche contre un Trolle qui lui enlevait sa bien-aimée. Le Trolle échappa au trait meurtrier, la jeune fille fut changée en pierre dans l’île de Lek, et la flèche fit dans le Torghat cette ouverture immense.

Le soir, la brume couvrait encore l’horizon, mais les rayons du soleil luttaient contre elle, et alors on apercevait de singuliers effets de lumière : les montagnes, toutes bleues à leur base, entourées sur leurs flancs d’une ceinture de vapeurs grises, et revêtues au sommet d’une teinte de pourpre, et la mer traversée çà et là par de grandes ombres, et roulant un peu plus loin des étincelles d’or dans des flots de cristal.

Le 4 juillet au matin, nous franchissions le cercle polaire. C’était une fête pour nous tous qui n’avions jamais été si loin au nord, une fête que nous célébrâmes avec joie, en traversant déjà dans notre pensée les nouveaux pays que nous allions voir. À mesure que nous avançons, toute la nature prend un aspect plus sauvage et plus imposant ; des montagnes nues s’élancent par des jets hardis du niveau de la mer, leurs flancs sont droits et escarpés, leur cime taillée carrément, effilée comme une aiguille, ou dentelée comme une scie ; la neige s’abaisse de plus en plus vers la mer, et les brouillards noirs jettent comme un voile de deuil sur cette surface blanche. De temps à autre une troupe de goélands s’élève du sein des flots en battant de l’aile, et s’enfuit sur la grève ; une hirondelle égarée dans sa route voltige autour de notre bateau comme pour y chercher un abri ; puis toute trace de vie disparaît, et l’on n’aperçoit que les montagnes projetant dans les airs leurs pics audacieux, le ciel voilé par une brume continue, la grève déserte, la mer sombre. Que de fois, en regardant ces magnifiques scènes que je me sentais incapable de décrire, en me laissant aller à l’émotion produite par l’aspect de ces îles solitaires, de ces rocs sauvages que l’on dirait enfantés dans un bouleversement de la nature, que de fois n’ai-je pas désiré que Byron fut venu ici ! Quel sujet de chant sublime pour Child-Harold ! quelle page terrible pour Manfred !

Mais voilà que les matelots déroulent la chaîne de l’ancre. Nous entrons dans une baie bordée de tout côté par des cimes de neige. Deux bricks marchands sont dans le port, un pavillon flotte sur la côte. Nous sommes à Bodœ, la seule ville de Norland, si l’on peut appeler ville un groupe d’une trentaine de maisons en bois et quelques magasins à moitié vides qui se penchent sur l’eau comme pour attendre la cargaison de blé et de poisson qui n’arrive pas. Les marchands de Drontheim avaient fondé de grandes espérances sur cette ville. Ils prétendaient en faire un entrepôt de commerce, rival de Bergen. En 1803, une société, formée par quelques-uns d’entre eux, employa un capital de 600,000 francs à cette spéculation. Mais Bergen l’emporta, et les pertes de la société devinrent en quelques années si considérables, qu’ils se décidèrent à abandonner leur entreprise et à vendre leurs constructions.