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rible commence et les catastrophes se précipitent. Quoique un vrai talent dramatique s’y marque jusqu’au bout, j’avoue que cette fin me plaît peu, et, sans me gâter le reste, ne l’achève pas, à mon sens, avec autant de vérité qu’on a droit d’attendre. Je sais qu’un roman est toujours un roman ; mais pourquoi en avertir ? Gerfaut, homme célèbre d’aujourd’hui, a tué à la chasse le baron de Bergenheim ce matin ; Mme de Bergenheim s’est jetée à la rivière ; on a supposé qu’en épouse passionnée elle n’avait pu survivre à son mari, que Gerfaut lui-même était au désespoir de son coup de fusil maladroit : les journaux ont inséré l’article nécrologique en ce sens. Et voilà qu’avant le soir un roman nous donne le fin mot de cette péripétie sanglante. N’est-ce pas là tomber dans l’art à bout-portant comme le pratique Marillac. Le roman, si élastique qu’on le fasse, demande quelque distance et quelque horizon. Et puis, quel éclat d’horreurs pour s’être passé si incognito ! La conclusion, beaucoup moins orageuse, de la Femme de quarante ans, me paraît d’autant plus vraie, plus conforme, dans son ironie, à ce qui se passe chaque jour, même chez nos plus dévorans, dont aucun encore n’est si ensanglanté sous son gant jaune, qu’il voudrait le faire croire. M. de Bernard, dans cette fin, a trop cédé à la dramaturgie moderne ; il y avait, j’ose le lui affirmer sans pouvoir l’indiquer, quelque autre conclusion possible et vraie, qu’il eut trouvée en le voulant bien et en restant fidèle à tous ses caractères, même à celui du baron. Après tout, M. de Bernard, en se livrant vers cette fin au terrible à la mode, a pu se dire qu’il avait, dans les trois autres quarts du roman, payé assez largement sa dette à l’observation fine et franche, à la vérité amusante des mœurs, à cette nature humaine d’aujourd’hui, vivement rendue dans ses sentimens tendres ou factices, ses élégances et ses ridicules, ses affectations naïves ou impertinentes ; car il a fait de tout cela dans Gerfaut, et bon nombre de ces pages, de ces conversations et de ces scènes scintillantes ou gaies, entraînantes ou subtiles, et parfois simplement plaisantes, auraient pu être écrites par un Beaumarchais romancier, ou même par un Regnard. Le rôle de Marillac surtout est une création heureuse, et qui mérite de vivre après que l’original aura disparu. Ce qui est si rare de nos jours, M. de Bernard a du comique. Qu’en conservant tout son esprit, il se garde seulement du brillanté ; qu’à côté de ses explications psychologico-physiologiques qu’il ne craint pas de pousser jusqu’à l’intussusception, et de ses bouts de tirades séraphiques et swedenborgistes, dont, sous sa moustache, il sourit tout bas, il ne développe pas tant par contraste quelques scènes, gaies sans doute, mais un peu burlesques, de la livrée : ainsi la querelle du cocher de Mlle de Corandeuil avec le menuisier Lambernier. Qu’un peu de fusion et d’harmonie de ton mette l’accord entre les diverses parties de sa manière, sans pourtant en éteindre aucune. Çà et là quelque sobriété et simplicité de plume ne lui siérait pas mal ; il aura beau se retenir, il lui restera encore bien suffisamment d’esprit. Dans la Femme de quarante ans, par exemple, il est peu nécessaire, pour nous égayer, de comparer une grosse dame en robe blanche et en cachemire vert,