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REVUE LITTÉRAIRE.

Vivre au cœur d’un ami, d’un enfant, d’une femme…
Voilà ton immortalité.

Ces doux accens mêlés aux légendes devront, en effet, trouver plus d’un écho dans ces montagnes qui nous ont donné Nodier et Jouffroy, et Droz, et qui ont gardé le savant et bon Weiss.

— C’est un Franc-Comtois encore, je le crois bien, mais beaucoup moins primitif, et raffiné, s’il en fut, que l’auteur de Gerfaut, M. Charles de Bernard. Il a gagné une réputation depuis trois ans environ, et chaque jour la confirme et l’augmente. Il a débuté, si je ne me trompe, dans le journal dit la Chronique de Paris, et sous l’aile de M. de Balzac ; il a été d’abord son disciple dans la nouvelle, et le voilà près de devenir aujourd’hui son rival dans le roman. M. de Bernard est un romancier ; il unit un rare et facile entrain dramatique à un précoce esprit d’observation ; à vingt-cinq ans il savait la vie, et il s’y joue en l’exprimant. Les nouvelles diverses qu’il a recueillies dans son Nœud Gordien[1], et son Gerfaut[2], permettent déjà de porter sur lui, sur l’ensemble de son talent et de son rôle possible, un jugement ou au moins un pronostic général. Dans toute la comparaison que je crois à établir entre M. de Bernard et de M. de Balzac, loin de moi l’idée de louer l’un au détriment de l’autre, de séparer le disciple du maître en le mettant au-dessus ! sans M. de Balzac, il est fort possible que M. de Bernard eût fort long-temps tâtonné avant de trouver son genre et de savoir exploiter sa veine. M. de Balzac a découvert cette veine ; c’est lui qui, le premier, après d’inconcevables écoles, a fini par bien saisir et par traiter dans ses moindres nuances la forme de sensibilité, d’imagination, de fatuité, de rouerie, qui caractérise un certain monde à la mode de notre temps. Mais à quel prix M. de Balzac a-t-il fait sa découverte et en a-t-il tiré parti. Je ne parle plus des cinquante volumes inqualifiables qui précèdent ses premières œuvres distinguées ; je parle de ce qui se mêle à tout instant à ses œuvres les plus distinguées et les plus fines elles-mêmes. Ce filon heureux qu’il a trouvé, on dirait qu’il l’ignore, tant il le quitte souvent pour de fantastiques essais comme pour l’alchimie du genre. Son observation si pénétrante et d’une qualité presque magique s’obscurcit tout d’un coup, et se perd, en croyant se continuer, dans toutes les aberrations de l’invraisemblable. Quand Christophe Colomb (M. de Balzac me pardonnera la comparaison) découvrit l’Amérique, il ne savait qu’à demi ce qu’il faisait ; il croyait rejoindre la Chine et prendre par le revers le grand kan de Tartarie ; la tour de porcelaine, ou je ne sais quoi de pareil, lui semblait à chaque pas miroiter à l’horizon : il mourut sans comprendre, sans apprécier tout ce qu’il avait trouvé. Eh bien ! pour revenir à M. de Bernard, il pourra bien être, s’il le veut, l’Améric Vespuce de cette terre dont M. de

  1. vol. in-8o.
  2. vol. in-8o, chez Charles Gosselin et Coquebert, rue Saint-Germain-des-Prés, 9.