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SPIRIDION.

de sonner qu’il ne soit descendu comme les autres. Enfin le prieur parut le dernier, et le père Alexis cessa d’agiter la cloche. Il était si fort et si beau en cet instant, debout, les yeux étincelans, l’air victorieux, et tenant sous ses pieds cette figure de monstre, qu’on l’eût pris pour l’archange Michel terrassant le démon. Tout le monde le regardait immobile ; pas un souffle ne s’entendait sous la profonde voûte du cloître. Alors le vieillard, élevant la voix au milieu de ce silence funèbre, dit en s’adressant au prieur :

— Mon père, voyez ce qui se passe ! Pendant que j’agonise sur mon lit, des hommes de cette sainte maison, et qui s’appellent mes frères, viennent assiéger mon dernier soupir d’une lâche curiosité et d’une supercherie infâme. Ils envoient dans ma cellule celui-ci, ce Dominique ! — Et en disant cela il élevait assez haut la tête du convers pour que toute l’assemblée fût bien à même de le reconnaître. — Ils l’envoient, affublé d’un déguisement hideux, se placer à mon chevet et crier à mon oreille d’une voix furieuse pour me réveiller en sursaut de mon sommeil, de mon dernier sommeil peut-être ! Qu’espéraient-ils ? m’épouvanter, glacer par une apparition terrifiante mon esprit qu’ils supposaient abattu, et arracher à mon délire de honteuses paroles et d’horribles secrets ? Quelle est cette nouvelle et incroyable persécution, mon père ? et depuis quand n’est-il plus permis au pécheur de passer dans le silence et dans la paix son heure suprême ? S’ils eussent eu affaire à un faible d’esprit, et qu’ils m’eussent tué par cette vision infernale, sans me laisser le temps de me reconnaître et d’invoquer le Seigneur, sur qui, dites-moi, aurait dû retomber le poids de ma damnation ? vous tous, hommes de bonne volonté, qui vous trouvez ici, ce n’est pas pour moi que je parle, pour moi qui vais mourir ; c’est pour vous qui survivez, c’est pour que vous puissiez boire tranquillement le calice de votre mort, que je vous dis de demander tous avec moi justice à notre père spirituel qui est devant nous, et au besoin à l’autre qui est au-dessus de nous. Justice donc ! mon père ; j’attends : faites justice.

Et les hommes de bonne volonté qui étaient là crièrent tous ensemble : Justice ! justice ! et les échos émus du cloître répétèrent : Justice !

Le prieur assistait à cette scène avec un visage impassible. Seulement il me sembla plus pâle qu’à l’ordinaire. Il resta quelques instans sans répondre, le sourcil légèrement contracté. Enfin il éleva la voix et dit : — Mon fils Alexis, pardonne à cet homme.